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E L E N
TYPOGRAPHIE EDMOND MONNOVER
LE MANS (Sarthe)
V1LL1ER5
de
Isle Adam
13 AoCt Sg
T. FRANC J.A^^'l•
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ELEN
DRAM E EN TROIS ACTES EN PROSE
PAR
Auguste VILLIERS DE L'ISLE-ADAM
NOUVELLE ÉDITION
B Ici git Clarimonde (( Qui fût de son vivant u La plus belle du monde. . . Th. Gautier La Morte amoureuse
PARIS
CHAMUEL, ÉDITEUR
79. Bue du Faubourir-Polssonnièrp, 79
1896
?6.
PERSONNAGES
SAMUEL WISSLER
ANDRÉAS DE ROSENTllAL, jeune seigneur de Dresde-
GOETZ, éluJiant, ami de Samuel.
TANNUGIO, chanteur el page d'ELEN, 17 ans.
ELËN.
MADAME DE WALBURG, dame de Dresde.
GRÉTE.
TÉRÉSA i . ,.^
' suivantes d Elen. CARMEN /
UN LAQUAIS.
Etudiants, Masques, Seigneurs el Dames de Dresde, Religieux, etc.
La Scène est à Dresde, à une époque vague. Toutes les indications prises du Théâtre.
E L E N
Au sortir de ce bal, nous suivîmes les grèves : Vers notre toit d'exil, au hasard du chemin , Nous allions ; une (leur se fanait dans sa main : C'était par un minuit d'étoiles et de rêves !. . .
Dans l'ombre, autour de nous, tombaient des flots
[foncés Vers les lointains d'opale et d'or, sur l'Atlantique, L'outremer épandail sa lumière mystique ; Les algues parfumaient les espaces glacés ;
Les \ieux échos sonnaient dans la falaise entière, Et les nappes de l'onde aux volutes sans frein Ecumaient lourdement contre les rocs d'airain ; Sur la dune brillaient les croix d'un cimetière.
Leur silence, pour nous, couvrit ce vaste bruit. Elles ne tendaient plus, croix par l'ombre insultées. Les couronnes des morts, fleurs de deuil, emportées Dans les flots tonnants, par les tempêtes, la nuit !
ELEN
Mais, de ces vieux tombeaux dormant sous les érables, Désertés, soucieux, aux décombres pareils. L'ombre questionnait en vain les noirs sommeils ; Ils gardaient le secret des cieux impénétrables.
Frileuse, elle voilait, d'un cachemire noir. Son sein, royal exil de toutes mes pensées 1 J"admirais cette femme aux paupières baissées : Spbynx cruel, mauvais rêve, ancien désespoir.
Ses regards font mourir les enfants. Elle passe, Et se laisse survivre en ce qu'elle détruit : C'est la femme qu'on aime à cause de la Nuit, Et ceux qui l'ont connue en parlent à. voix basse.
Le danger la revêt d un rayon familier ; Même dans son étreinte oublieusemenl tendre Les crimes rappelés sont tels, qu'on croit entendre Des crosses de fusil tombant sur le palier.
Cependant, sous la honte illustre qui l'enchaîne, Soas le deuil où se plait cette àme sans essor. Repose une candeur inviolée encor. Comme un lis renfermé dans un coffret d'ébène.
Elle prêta l'oreille au tumulte des mers, Inclina son beau front louché par les années. Et se remémorant ses mornes destinées. Elle se répandit en ces termes amei-s :
ELEN
— « Autrefois, autrefois, quand je faisais partie « Des vivants, leurs amours, sous les pâles flambeaux Des nuits, — comme la mer au pied de ces tombeaux, Se lamentaient, houleux, devant mon apathie !
«
« J'ai vu de longs adieux sur mes mains se briser ! « Mortelle, j'accueillais sans désir et sans haine i Les aveux suppliants de ces âmes en peine : « Le sépulcre à la mer ne rend pas son baiser.
Oui, je suis insensible et faite de silence, Et je n'ai pas vécu ! mes jours sont froids et vains; Les cieux m'ont refusé les battements divins : On a faussé pour moi les poids de la balance.
« Je sens que c'est mon sort, même dans le trépas : « Et, soucieux encor des regrets ou des fêtes , « Si les morts vont chercher leurs fleurs dans les
[tempêtes, « Moi, je reposerai , ne les comprenant pas. »
Je saluai les croix lumineuses et pâles ! L'étendue annonçait l'aurore, — et je me pris A dire, pour calmer ses ténébreux esprits Que le vent du remords battait de ses rafales,
Et pendant que la mer déserte se gonflait : — « Au bal, vous n'aviez pas de ces mélancolies , " Et les sons de cristal de vos phrases polies « Charmaient le serpent d'or de votre bracelet.
10 ELEN
« Rieuse et respirant une touffe de roses « Sous vos grands cheveux noirs mêlés de diamants ; « Les valses vous jetaient près de moi par moments ; « Votre blond cavalier vous disait mille choses ;
« J'étais heureux de voir sous le plaisir vermeil « Se ranimer votre âme à l'oubli toute prête <c Et s'éclairer enfin votre douleur distraite <c Comme un glacier frappé d'un rayon de soleil »
Elle laissa bi'iller sur moi ses yeux funèbres El la pâleur des morts ornait ses traits fatals — « Selon vous, je ressemble aux pays boréals : « J'ai six mois de clartés et six mois de ténèbres?.
« Non, monsieur, mes regards sont à jamais tournés « Vers l'ombre, et mon orgueil empêche d'y rien lire : « Je fais semblant de vivre, et, sous un clair sourire, <i Je suis pareille à ces tombeaux abandonnés. «
THEOPHILE GAUTHIER
\
ACTE PREMIER
ELEN
ACTE PREMIER.
Une terrasse devant l'auberge des Armes de Dresde. La devanture lient la longueur des trois plans, à gauche.
Au fond, grande allée de la principale promenade de Dresde ; montée praticable. Statues entre les arbres ; palais lointains.
A droite, charmille dont l'entrée fait face au public ; près de la charmille un banc de mousse.
A gauche, presqu'au milieu de la scène, table sur laquelle est posé un candélabre allumé.
Au lever du rideau, Tannucio dans un grand manteau brun, la cape ramenée sur le front, descend par le fond, à droite ; l'heure sonne dans la ville ; il regarde l'enseigne et s'arrête.
SCENE PREMIERE. TANNUCIO, SEUL, PUIS GRÉTE.
TANNUCIO.
Les Armes de Dresde?... Bien. Neuf heures, je suis exact; madame de Walhburg va venir.
(Il s'approche.)
16 ELEN
Les étoiles commencent à briller ; le vent est si doux qu'il n'agite même pas les lumières de ce flambeau.
((1 frappe sur la table, Gréte paraît sur les marches de l'auberge.)
Du vin de Calabre !
(Il s'asseoit puis s'accoude et rêve.)
Madame de Walhburg !... Oui, c'est une vio- lente amazone, attrayante comme les dangers inconnus; l'obscure fierté de ses regards ne laisse jamais transparaître la fête lugubre de son cœur; son front porte la mélancolie comme une parure , et toujours vêtue de noir, elle ajoute parfois à son corsage un bouquet d'immortelles, comme on en voit sur les tombeaux.
(Rentre Gréte avec un flacon cerclé de paille et une coupe de cristal. — Tumulte de hurras dans l'intérieur de la taverne.)
Quelles sont ces voix joyeuses ?
ACTE PREMIER 17
GRETE.
Cp sont les étudiants qui boivent depuis trois jours.
(Elle verse.)
Ils attendent ce soir même, le retour de leur chef, Samuel Wissler. Un beau jeune homme pâle. . .
TANNUCIO, i part.
Leur chef?... C'est juste ; ils conspirent pour se distraire, ces jeunes gens.
(Les fenêtres du palais (I'Elen s'illuminent dans le lointain ; Tannucio se détourne, un reflet de lumière frappe son visage ; Gréte l'aperçoil ; mouvement de surprise . )
(Haut). Qu'avez-Yous?...
18 ELEN
GRETE.
Rien. N'êtes- vous pas...
TANNUCIO, â part.
Diavolo ! .
GRETE.
... Le page de la comtesse Elën ?
(T.\N\ucio, souriant, hausse légèrement les épaules et boit sans répondre.)
Certainement vous lui ressemblez un peu.
TAN.NUCIO, la regardant tî.vement.
Vous connaissez ce page, mademoiselle ?
ACTE PREMIER 19
GRETE.
Oh I pour l'avoir vu passer à cheval et ren- trer dans ce palais où madame Elën donne des bals si brillants, toutes les nuits... Mais Thérésa, ma cousine, qui est à la comtesse, pourrait vous dire une belle histoire !
TANNUCIO, inquiet.
Une belle histoire ?
GRETE.
Je l'ai oubliée... — Cela s'est passé en Italie je crois. — La comtesse, paraît-il, voyageait dans les Apennins. On traversait une grande forêt, aux environs de Florence lorsque, tout à coup, son équipage fut entouré par des brigands.
20 ELEN
TANNUCIO lorpnant, aux lamiores des bougies, la coupe de cristal.
Malpostc !
GRETE.
Les domestiques étaient si bien armés que les brigands prirent la fuite. Tannucio était un joli garçon de quinze ans ; il faisait partie de la bande, et la belle dame, au fort de l'aventure l'avait distingué d'un coup de pistolet. L'enfant était tombé tout sanglant sur le gazon, la com- tesse le prit dans sa calèche, le fit guérir, et, comme il chantait bien, il est devenu son page, depuis.
TANNUCIO, se levant.
Un glorieux conte !
(Lui donnant une pièce d'or.
ACTE PREMIER ~'
Tenez, mademoiselle .
(Gréte se relire avec un sourire el un salut. — Tannl-cio s-éloigne vers le fond de la scène. Aussitôt la porte refermée, il se retourne brusquement.)
22 ELEN
SCENE II.
TANNUCIO, seul.
Seul!...
(Il fait un gesle Je décision insouciante, entr'ouvre son manteau, relève sa cape, et les jette loin, sur un banc. — Il apparaît alors dans son costume de page, pourpoint et mailles collantes, en soie cramoisie, et brodés de passequilles d'or ; un riche poignard à la ceinture, une plume de paon au coin de la toque, les cheveux bouclés, noirs, flottants et poudrés d"or ; il se met à rire silencieusement.)
Protée n'était qu'un malappris !. . .
(Il s'asseoit près du candélabre, sur la table, puis il tire de sa poche un petit llacon et le regarde,)
Vingt-cinq gouttes, vingt-cinq mille floiins!... disait-elle. — Mille florins la goutte ; on dou-
ACTE PREMIER 23
Lierait volontiers la dose à l'occasion ! — L'obscur est de les verser.
(Il rêve.)
D'ailleurs, il est d'autres moyens, moins hasardeux et plus brillants ; — la zingara corse qui me l'a cédé pour une ballade me jura, sur ses amours, que le parfum de ce bon élixir suf- firait pour infiltrer dans le cœur un poison irrémédiable ; — je suis tranquille, ô mille fois dédaigneuse Elën !
(Un moment de silence. — Il se lève tout cà coup.)
Ah divinités infernales !... je n'hésiterai pas. Je me moque des amours et des vengeances, je souris des noires colères jalouses. — Mais quoi !... pas un thaler dans la bourse, et j'ai besoin d'or pour m'en aller dans les pays de mes rêves, les pays de calme et de clartés ! . . . Car je m'ennuie sous ces froids soleils !. . . je chante mal dans ces pays de malheur. . . L'or est décidément le bienvenu ! Les dés sont jetés ; — j'accepte.
(Il se rasseoit sur la table, se remet à jouer avec son poignard et reprend sa physionomie sourianle.)
24 ELEN
A présent rappelons-nous la fameuse phrase de Madame de Walhburg : « Il nous faut un signal ; eh bien, ce soir à neuf heures soyez caché dans la charmille, à l'hôtel des Armes de Dresde. Appuyée au bras de monsieur de Rosenthal, je passerai près de vous ; si je laisse tomber ce bouquet d'immortelles, exécutez vite ; si je garde les tleurs à la main, attendez en- core. » — Bien ! . . . Pourvu qu'elle soit ré- solue ! . . .
(Il se lève et fait quelques pas en regardant les allées environnantes . )
C'est elle !. . . Oui; les voici tous deux ; ils parlent d'amour, sans doute... A mon poste !
(Il se cache dans la charmille et s'accoude à une sta- tue. Entrent par le fond, à gauche, madame de Walu- BURG et le Chevalier.)
ACTE PREMIER 25
SCENE iir.
ANDRÉAS DE ROSENTIIAL, MADAME DE WALHBURG, TANNUGIO CACUÉ, puis GCETZ.
ANDRÉAS, vijtu de noir, jeune seigneur, un peu pâle, in-éprocliable.
Je m'attendais à rencontrer la landgrave Léonore, votre belle amie, dans le cours de la soirée d'hier ; vous avez chanté seule et si bien que nous avons oublié son absence, ma- dame.
MADAME DE WALHBURG.
Ce compliment, monsieur de Rosenthal, ne s'adresse pas à moi; vous ne m'avez pas en-
26 ELEN »
tendue; je vous rappelais seulement, — oh! j'en suis certaine! — les accents d'une voix plus aimée.
(Elle s'asseoit sur le banc de mousse).
ANDREAS.
Vous me surprenez, madame.
MADAME DE WALHBURG, jouant avec le bouquet d'immortelles.
En ce moment même vous êtes soucieux; vous songez à une femme près de laquelle, selon vous, la plupart des autres femmes ne méritent plus l'attention : la comtesse Elën, je crois?....
(Doucereuse).
Pardon, je ne savais pas que ce nom dût vous faii'e pàJir ?
ACTE PREMIER 27
ANDRÉAS, debout-, appuyc' à la charmille.
J'ai sans doute admiré, avec tout le monde, Il comtesse Elën dès son arrivée à Dresde, et nous avons été liés quelque peu, c'est vrai ; mais actuellement, ce ne serait que par poli- tesse ou par simple curiosité que je prendrais sur moi, si je la rencontrais jamais, de lui de- mander de ses nouvelles.
MADAME DE WALHBUUG, souriante.
Vous êtes heureux : vous avez le détache- ment facile. Voilà, certes, un amour vile effacé.
ANDREAS.
Effacé!... Les sentiments qu'inspire une telle femme peuvent changer, mais ils ne s'effacent pas.
28 ELEN
MADAME DE WAIJIBURG.
Ce qui veut dire que vous en êtes à la haine?
ANDRÉAS, après ua silence.
J'ai beaucoup aimé la comtesse Elën, ma- dame.
MADAME DE WALHBURG.
C'est un sentiment d'amour-propre blessé qui vous fait parler de la sorte : vous êtes in- j uste.
ANDRÉAS.
Le cœur ne sait rien du juste ou de l'injuste: il éprouve; cela suffît. Mais quittons ce sujet, de grâce.
ACTE PREMIER 29
MADAME DE WALHBURG.
Dites, vous l'aimez encore, monsieur de Ro- senthal?
ANDREAS, avec un sourire.
Ceci me fait de la peine, venant de vous.
M.\DAME DE W.VLHBURG.
De toute votre àme, n'est-ce pas?...
ANDREAS, à part.
Parles démons!... (Haut). Ne parlons plus de la comtesse, je vous prie.
30 ELEN
MADAME WALHBURG.
Au point d'en mourir, si elle n'essaye pas de vous aimer encore ?...
ANDRÉAS, brusquement.
Eh bien, oui madame! puisque vous tenez à le savoir. La comtesse Elën serait ici, s'appro- cherait de moi, me prendrait la main en me disant : « Je veux essayer de vous aimer, » je lui répondrais: « Vous êtes venue comme un supplice et vous avez emporté mon âme; je ne vous rappellerai pas les circonstances qui nous ont séparés au miheu de cruelles paroles ; je sais qu'on n'efface rien. Quand vous m'eûtes abandonné, mon premier mouvement fut de plaindre celui qui vous aimait; je savais quil serait seul un jour. Je n'ai connu de la haine que ce qu'elle a de fiévreux et de passager ; je n'éprouvais pas de jalousie, puisque d'autres yeux que les miens ne pouvaient voir en vous celle que je voyais; nul ne saurait vous ravir,
ACTE PREMIER 31
pour mui ! J'ai pensé simplement que vous étiez morte; j'ai pâli souvent de douleur en me souvenant de vous. Maintenant je te revois, c'est bien; laissons là tout cet enfer!... Je me de- mande seulement comment tu es ressuscitée aussi belle, étant restée plus longtemps que Lazare dans le tombeau.
MADAME DE WALHBURG, lui prenant les mains.
Gomme vous aimez!... Cependant vous êtes seul.
ANDRÉAS.
Je n'ai plus qu'un devoir à remplir.
MADAME DE Vn^ALHEURG.
Eh! mais une femme n'est pas impitoya- ble.
(Avec un sombre dédain contenu).
3
32 ELEN
Et surtout. . .
ANDRÉAS.
Je ne comprends pas...
MADAME DE WALHBURG.
Et quel est-il ce devoir?..,
ANDRÉAS, après un moment.
Aimer seul.
(11 fait quelques pas vers le fond de la scène et regarde , les noires allées désertes).
TANNUCIO, se dressant près de madame de Walhburg, et d une voix très basse et très rapide.
Eh bien! madame?
ACTE PREMIER 33
MADAME DE WALIIBURG, de même.
Attends encore!...
(TA^f^'ucIO se cache de nouveau clans la charmille. — Andréas revient vers elle.— Madame de Walhblrg re- mettant les (leurs à son corsage i.
Il me semblait que votre attachement datait d'un voyage en Italie?...
ANDREAS.
Elën !. . . je l'ai connue, étant venu un soir lui demander l'hospitalité dans un sombre et an- tique palais, aux environs de la ville éternelle. Des étangs dormaient à peu de distance de ses murailles, et ce voisinage en approfondissait l'isolement. Sous le charme d'une sympathie mutuelle, elle m'apprit alors qu'elle venait de régions éloignées, des Antilles, je crois, — de son pays, — et qu'elle vivait retirée. Bientôt l'intimité devint plusfamilière et, sous le charme de sa causerie, je me sentais oublier les désen-
ELEN
chantements. Dans la peine, sous les fers, au milieu d'épreuves indicibles, s'était justifiée l'élévation native de son esprit. Les transpa- rences de ses rêves ornaient ses regards; ils inspiraient des sensations de forêts orientales; il y avait des lions et des serpents dans les so- litudes de cette femme !.. Et je remarquais sa beauté, l'éclat de sa pâleur créole, la distinction de ses traits, les bruns reflets de sa chevelure. Des senteurs de lianes dorées émanaient de sa démarche, son corps était baigné du riche parfum des savanes... Oh! son visage magnifi- quement fatal!.., je l'ai perdu.
MADAME DE WALHBURG.
Vous avez revu ce visage ?
ANDREAS.
Oui. . . Deux années lui donnaient ces char- mes pénétrants qui éveillent l'idée du premier rayon d'octobre sur les feuilles : c'est mainte-
ACTE PREMIER 35
nant une jeune femme dont les sens atteignent l'horizon de la Mort.
MADAME DE WALHBURG, a part.
Oh ! tristesse, il ne me voit même pas.
(Haut, d'une voix glacée).
Quel âge a-t-elle?...
ANDRÉAS.
Le vôtre, à peu près.
MADAME DE WALHBURG, à part.
Misérable femme ! puisse le poison te faire éprouver seulement la moitié de mes souf- frances !
(Haut.)
36 ELEN
Il est inutile de rester plus longtemps : l'air de la nuit m'a fait du bien ; je vous remercie : je suis mieux, je puis rentrer.
AN'BREAS.
J'aurai l'honneur de vous présenter mes adieux ce soir, madame : je vais partir pour un pays très éloigné.
MADAME DE WALIIBURG.
Comment!... vous quittez l'Allemagne I. . . Vous allez... et c'est maintenant que vous le dites?...
(Elle tombe assise encore ; silence ; étonnemenl du chevalier.)
Oui, je comprends !... distraire, étouffer vo- tre chagrin . . .
(Brusquement.)
ACTE PREMIER 37
Tenez, c'est une chose intolérable, monsieur, c'est une horrible pitié !... D'où vient-elle, cette femme ?... de Rome : on sait ce qu'elle a fait en Italie ! Sa beauté, dites-vous ? Je l'ai vue : son visage est passable, à peine. Son intelligence ? A quoi l'exerce-t-elle ?... Son goût ?... Quels amants se choisit-elle ?... Ah ! Ses moyens de séduction, je les devine !... Peu de femmes en seraient jalouses.
ANDREAS.
Vous avez des regards plus élevés, ma- dame.
MADAME DE WALHBURG, Continuant.
Oui, tout ce que je pourrais ajouter de pal- pable serait inutile : vous l'aimez... La radieuse Elën m'a pris mon mari, je crois ? Je le lui laisse bien volontiers. Elle nous insulte par ses triomphes et son luxe inconcevables; eh bien ! le prix de ses faveurs est juste; c'est charmant ;
38 ELEN
chacun son métier !... Un prince palatin, un jeune seigneur, d'une beauté, d'une âme exquises, vient de se tuer à cause d'elle, c'est parfait ! Le bruit, le fard, le deuil, la ruine, l'impudence et la honte, c'est admirable : à chacun sa vie !... Mais quelle soit parvenue à vous aveugler ainsi, à vous ôter à vous-même, à vous faire souffrir si profondément, monsieur de Rosenthal !
(Sombre.)
Je suis bien malheureuse, bien disposée au pardon ; cependant voilà ce que je garde au fond de mon cœur.
ANDREAS.
Madame, je vous remercie de l'intérêt que vous me témoignez, bien qu'il soit pénible d'en- tendre outrager, n'importe ses crimes, une femme aimée et perdue. Je ne conçois rien à ce courroux, ni rien à cette conversation. Vous m'avez questionné avec instance et j'ai répondu sincèrement: je le regrette; mais je ne veux pas
ACTE PREMIER 39
me livrer à demi ; écoutez. Elles ne nie tou- chent plus ces histoires sombres dont j'ai souffert !... D'autres l'ont possédée, je le sais. Oui, le premier connut sa vigne vierge aux grappes dorées par le soleil d'Orient ! Le second s'est baigné dans ses fleuves paisibles ! Le troi- sième s'est enivré avec une goutte de sa nuit remplies d'étoiles attristées!... Que m'importent les autres ! Seul je sais ce qu'elle m'a donné... Qu'elle ait aimé celui qui vous parle, je n'en doute pas ; elle n'aime plus, voilà tout. De quel droit lui ferais-je un crime d'un malheur qui me frappe ? J'ai provoqué tout cela ; de quoi me plaindrais-je ? Elle n'aimera plus, cela me console .. En vérité, madame, heureux celui qu'une femme aime le dernier ! Il est pareil à ce nabab qui héritait des maharadjahs indiens. Mon âme lointaine s'inquiète peu des océans traversés, des horizons parcourus, des amours endormis sous la terre.
MADAME DE WALHBURG.
Et vous partez !... J'espère que nous nous re- trouverons encore ?
ELEN
ANDREAS.
Le pays que j'ai choisi pour exil est en rap- port avec moi-même, et mon cœur est une nuit d'hiver. Ce sont des parages de tempêtes ; une étendue de vagues informes, troublées, déses- pérées, de rochers brisés par le froid : je vais vivre dans une cabane, de la vie des pêcheurs. J'en ai assez de la terre.
MADAME DE WALHBURG
Alors, certainement, nous nous retrouve- rons.
ANDREAS
Je ne pense pas, madame ; c'est le pays noc- turne où le vent des mers lutte avec le vent des montagnes ; c'est l'Islande,
ACTE PREMIER 41
MADAME DE WALHBURG.
Je ne vous quitte plus, si vous voulez.
(Elle se lève et lui tend la main.)
ANDRÉAS, reculant de surprise.
Oh I... vous m'aimez !... Vous ! . . .
MADAME DE WALHBURG
De toute mon àme et depuis longtemps, monsieur de Rosenthal I
ANDRÉAS
Madame, pourquoi donc avez-vous attendu ? Mon cœur est mort : je suis de ceux qui ne peuvent aimer qu'une fois. Recevez les meil-
42 ELEN
leures pensées qui me restent. . . Je dois partir seul.
MADAME DE WALHBURG, cachant son visage d.ms ses mains.
Allons ! tout est fini.
(Elle tombe contre la charmille et reste silencieuse un instant : puis elle arrache lentement les Heurs de son corsage et les regarde. Andréas est au milieu de la scène interdit. — Entre Goetz, sortant de la taverne .)
ACTE PREMIER 43
SCENE IV
Les mêmes, GOETZ, descendant les MARcnES, puis SAMUEL WISSLER.
GOETZ, à part.
(C'est un jeune homme de bonne mine, et portant le costume des étudiants.)
Comment ! dix heures ! — et Samuel n'est pas ici ! — Serait -il arrêté !
(Au chevalier.)
Puis-je me permettre de vous demander, monsieur, si vous n'avez pas rencontré en che- min, tout à l'heure, un jeune homme d'environ vingt-six ans, d'une physionomie grave, intel- ligente et douce, aux prises avec une escouade de soldats ?
ELEN
ANDREAS.
Non, monsieur, je n'ai vu personne.
(Ils causent à voix basse; madame de Walublrg s'est éloignée de quelques pas vers le fond de la scène.)
MADAME DE WALIIGURG, à part.
Fleurs mortelles, je vous laisse tomber avec mépris, comme je laisse tomlDer de mon cœur, mon amour et ma vengeance !
(Le bouquet tombe : Samuel entre à gauche en ce moment.)
TANNUCIO, dans la charmille.
A l'œuvre !
(Il fait un geste sinistre, s'enveloppe de son manteau et se croise avec Samuel.)
ACTE PREMIER
SAMUEL, se baissantet présentant le bouquet.
Vous perdez ces fleurs, madame.
(Madame de Walubcrg tressaille et le regarde fixe- ment.)
GOETZ, se détournant, joyeux, au son de la voi.x de Samuel.
Hé ! le voil'i !
(Il s'approche de Samuel ; Tanwucio, invisible, au fond, observe en silence.)
.MADAME DE WALHBCRG, h Samuel.
Gardez-les, monsieur, et puissent-elles vous porter bonheur !
(Tannucio disparait.)
46 ELEN
SAMUEL, s'iQclinant.
Mille grâces !
(Il attache les immortelles àrunde ses brandebourgs et redescend la sct'ne en échangeant une poignée de mains avec Goetz. Madame de Walhburg prend le bras du chevalier et s'éloigne avec lui silencieusement.)
ACTE PREMIER
SCENE V
SAMUEL, GOETZ.
GOETZ .
Oh ! mon cher Samuel ! . . .
(Us s'embrassent avec effusion.
SAMUEL.
Eh bien, me voilà, mon cher Goetz Qu'avez-vous fait pendant mon absence ?
GOETZ.
Nous avons mené la même vie, aventureuse et libre ; nous avons aimé, nous avons souffert,
48 ELEN
nous avons travaillé; nous avons sablé de larges rasades en causant de toi le plus souvent . . . Mais, viens; Justinian, Manuel, Hans, Arnold et tous les anciens attendent le président des étudiants de Saxe; ils sont impatients de con- niiitre les dépèches de Prusse et d'Allemagne.
SAMUEL.
Tout à l'heure.
(Applaudissements et cris dans la taverne.)
Quel bruit ils font, ces enfants !
(Il s'asseoit.)
GOETZ, debout près de lui.
Toujours grave ?. . . Toujours enseveh dans les profondes pensées?. . . Toujours en bonne fortune avec la déesse Raison ?
SAMUEL, souriant.
Toujours.
ACTE PREMIKR 49
GOETZ.
Il est des maîtresses moins jalouses et plus galantes ?... Tiens, j'ai là, sur ivoire, un mé- daillon de la comtesse Elën... Connais-tu la comtesse?
SAMUEL.
Non.
GOETZ.
Un Titien, cher docteur !. . . Une brillante courtisane, comme disent les Italiens.
SAMUEL.
Celui qui aime une telle créature mérite qu'elle lui mette le pied, tût ou tard, sur le cœur et sur le front.
50 ELEN
GOETZ.
Les femmes ne brisent l'avenir que de ceux qui n'en ont pas. Cher Samuel, à défaut des amours compliqués et superbes, ne sois pas, au nom de ta jeunesse, plus austère que les ermites !... Vois ce feuillage rouge ; c'est la fin de l'automne ; elles approchent, les longues veillées d'hiver ; la causerie aux clartés de la lampe, deux ou trois amis éprouvés et savants, autour de soi des livres, les chiens près du feu, la carabine accrochée, de bonnes pipes en por- celaines, bourrées de canastre, d'excellent thé sur la table, et, dans l'ombre, travaillant à côté du clavecin, la femme qui vous aime, n'est-ce pas le rêve d'un bon philosophe ?
SAMUEL.
Je comprends la duchesse Eléonore venant trouver Le Tasse, et la reine embrassant le poète endormi, mais je ne comprends pas les femmes que vous suivez dans les promenades.
ACTE l'IŒMIEll 51
Vous admettez au partage de votre existence des cœurs tombés, des esprits nuls, des âmes méchantes, vous dont le front pense magnifi- quement ! Une femme, dis-tu ? Celui qui ac- cepte, ne fut-ce qu'une heure, Famour d'une pareille folle s'expose à perdre le sens de bien des choses élevées. J'ai le cœur neuf, et si j'avais le temps d'aimer comme vous aulres, il me faudrait mon égale ou la solitude. Mais je veux garder la pureté de mon àme : c'est ma liberté. Pas de souillures à la pensée ! Les luttes chastes augmentent sa puissance lucide : il faut écarter avec résolution ce qui cherche à l'assombrir.
GOETZ.
Ah! tu es intraitable!... Encore faut-il un idéal sur la terre !
SAMUEL.
Et c'est une femme que tu proposes?. . . — L'Idéal ! — Je l'ai cherché longtemps. Sombre
ELEN
et soucieux, j'ai connu la honte de vivre... Oui, la souiïrauce a distrait longtemps mon orgueil solitaire; j'ai profondément douté de l'invisible. — Alors, je me souviens, j'habitais les plages du Nord comme un exilé. L'inquié- tude du ciel me travaillait ; je ne pouvais découvrir, je le sentais bien, hélas! un idéal digne de moi, que dans les royaumes de la mort. Ce fut une folie si terrible, que je me levais au milieu de la nuit, lorsque j'entendais les tempêtes; j'allais en mer, me perdre dans les lames, et, hagard, je m'incarnais dans l'Océan. L'infini, les clameurs du vent, les rochers perdus devenaient le prolongement de moi-même. Mon désespoir se drapait orgueilleu- sement sous ces vêtements en désordre; cette vie, au fond, c'était la mienne; ces grands cris étaient l'expression équivalente des paroles qui dormaient en moi ; la voix humaine n'étant pas en rapport avec ce qu'elle voudrait parfois expri- mer, je me servais, pour me plaindre de ces pou- mons sublimes: tout cela criait pour moi!...
GOETZ.
Et tu écoutais avec ferveur, cette musique de
ACTE PREMIER 53
Dieu? C'était fort beau!... Pour moi, je l'avoue humblement, je préfère aux. clartés de la lune sur les flots celles des candélabres sur les belles épaules! . . . Par les dieux inconnus ! vivent la jeunesse et les belles nuits! les soupers ruis- selants de fleurs, de femmes, de pierreries et devins couleur de topaze! Vive la musique de l'or sur le marbre, le cliquetis des dés, le frois- sements des épées et des écharpes de soie ! Vivent les chevelures noires, étincclantes, et les beaux vers qui célèbrent les belles adorées! C'est plus sûr.
SAMUEL.
Tu crois?... tu es libre. C'est une question de préférence d'idéal qui fait les différences hu- maines; tu pouvais choisir mieux, mon cher Goetz ; mais chacun son goût.
GOETZ.
Ah çà! quelle Toison d"or as-tu conquise, ù
54 ELEN
la fin de tes courses plus qu'étranges, toi qui parles?. . .
SAMUEL.
La certitude que cette vie influe sur une autre.
GOETZ.
L'idée, je le confesse, est assez en vogue de- puis quelques siècles. Peste seulement à éprou- ver qu'elle correspond d'une manière positive à la réalité.
(Souriant).
Je te reconnais bien là !... Tu réveilles, à peine descendu de cheval, nos anciennes discus- sions.
SAMUEL.
La Terre dit au Germe: « Que sert de t'agiter
ACTE PREMIER 55
ainsi dans l'obscurité ? Pourquoi tant d'inquié- tudes? que cherches-tu? Je suis ta fin der- nière, je t'enveloppe, je t'étoufTe; toute lutte est bien inutile. Il n'y a rien au-dessus de moi. Ne serait-il pas plus sage de t'oublier dans un repos divin, au lieu de t'épuiser en vaines fa- tigues?... sommeille en moi pour toujours. » Mais le Germe pressent la lumière. Il a le mouvement, qui est la volonté de sa foi! Cer- tain qu'il y a quelque chose au-delà, le Germe n'écoute pas les tentations de la terre; il se débat dans l'ombre, il meurt ; mais sa foi vic- torieuse lui survit ! Elle transfigure son cadavre, réalise la forme parfaite de sa nature, qu'il rê- vait peut-être obscurément; il monteavec l'aide de la mort, et, à travers les angoisses, enfin le voilà qui s'épanouit au Soleil !.. .
(Après un instant).
Malheur sur les germes immobiles qui meu- rent tout entiers ! Ils se sont payés des raisons que leur otïrait la Terre : rien ne prouvait, en eux, leur immortalité! Qu'ils dorment, suivant ce qu'ils ont voulu. La Mort n'est qu'une fille de la Nature ; il faut résister à la Natui e pour surmonter la Mort; la lutte deviendra la subs*
56 ELEN
tance des choses espérées. Croyons-en la vue des cieux; souvenons-nous de la lumière! N'écoutons ni les sens : ils sont de la terre ; ni la chair: c'est de la nuit. Conservons jusqu'au dernier souffle l'indomptable espérance ! Nous passerons dans notre espérance ! A. travers une autre mort, nous nous efforcerons vers un autre soleil.
GOETZ.
Voilà mon philosophe parti pour les régions sublimes ! . . . Heureusement, nous avons la science qui est un flambeau, cher mystique ; nous analyserons ton soleil, si la planète ne fait pas explosion plus vite qu'il n'est de rigueur !
SAMUEL.
La science ne suffit pas. Vous finirez tôt ou tard par vous mettre à genoux .
ACTE PREMIEn 57
GOETZ.
Devant qui?
SAMUEL.
Devant les ténèbres.
(Un silence).
GOETZ.
Pourquoi me dis-tu tout cela justement ce soir, mon cher Samuel ?
SAMUEL.
Je ne sais pas. Est-ce qu'on sait le pourquoi d'une chose?. . . D'ailleurs je parle dans le dé- sert, tu es encore de ceux qui entendent sans entendre.
58 ELEN
GOETZ.
Non. Tu pourrais bien avoir raison. Tu es très grand, Samuel ; tu deviendras un penseur puissant, et ton nom sera l'un des points de ralliement de l'esprit humain. Cela, nous en sommes tous persuadés.
SAMUEL.
Nul homme n'est nécessaire; un autre peut venir à ma place, attirer l'attention de quel- ques esprits désenchantés même de l'indiffé- rence, sur certains domaines de la pensée... Qu'importe le nom ? Je suis peut-être une pa- role ; je ne dois tendre qu'à me prononcer, le reste ne me regarde plus. Aussi je trouve que je n'ai pas le droit de songer à l'amour, aux dissipations et aux plaisirs. Je résiste à la ten- tation, et, comme le pli est pris, je n'ai pas grand peine. Chacun sa nature, je ne me plains pas de la mienne, voilà tout.
ACTE PREMIER 59
Cfkel'r de voix sonores et joyeuses dans l'auberge.
Fratres, gaudeamus (1) Juvenes dum sumn? ! Post jucundam juventutem, Post molestam senectutem. Nos habebit humus : Igitur gaudeamus !
GOETZ.
Les entends-tu?. . . Quitte-moi, pour un ins- tant, ces idées graves : viens te distraire avec nous : l'occasion est belle; nous avons du vin précieux; nous avons le projet d'aller soupsr à la Porte-Noire, après une promenade en bar- que sur l'Elbe ; viens-tu?
SAMUEL
Non : je suis fatigué.^ Je voulais seulement te serrer la main ce soir; je serai mieux disposé demain. Bonne nuit.
(1) Chant populaire des étudiants d'Allemagne.
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GOETZ.
Eh bien , comme tu voudras, mon bon Sa- muel; repose-toi, c'est juste ! mais à demain.
(Ils se serrent la main. Goetz rentre dans l'auberge).
ACTE PREMIER 61
SCENK VI
SAMUEL seul.
Quel temps de paradis!... Les belles étoi- les!... La nuit sera tiède et charmante. 0 si- lencel...
(Il redescend, la scène pensif).
Mais je suis prince d'une nuit plus grande: j'ai le cœur plein de liberté : je puis m'endor- mir dans la solitude.
(Apercevant un banc de mousse). Voilà, je trouve un lit merveilleux.
(Aprî's un coup d'oeil entre les arbres).
Mon cheval est bien attaché, c'est cela.
(11 défait son ceinturon).
62 ELEN
Je regagnerais bien mon auberge, mais c'est si loin !... Le ciel est pur, le feuillage est som- bre et tout est embaumé par l'automne.
(S'asseyant).
Décidément ce banc de mousse me parait plus commode que tous les lits de la terre.
(11 s'étend, s'arrange et ferme les yeux).
ACTE PREMIEK 63
SCENE VII
LA* COMTESSE ELEN, SAMUEL, endormi.
ELEN.
(Elle rentre par le fond, à gauche, presque en courant, masquée, enveloppée d'un long voile dedenlelles noires, un poignard à la main. Elle s'arrête, regarde autour d'elle et fait quelques pas vers la charmille sans voir Samuel. Chancelante, elle s'apçuie de la main contre les branches, ôte son masque et remet son poignard dans son corsage).
J'ai fui, cela m'étouffait!...
(Un silencej.
Comme leurs paroles étaient fades et humi- liantes! Un tour de valse et l'on m'aime; c'est affreux. Je regrette la pauvre maison de mon
5
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pèro; c'est un malheur pour moi dV'tre née!... Décidément, je ne veux plus de bals.
(Elle fait quelques pas). Au moins on respire ici.
(Apercevant Samuel).
Tiens, c'est un jeune homme, un étudiant, je crois. C'est insoucieux de dormir tout seul à la belle étoile! — Sa moustache est brune et ses cheveux sont bouclés.
(S'éloignaat).
Quels seigneurs ennuyeux! Je ne veux pas retourner dans mon palais cette nuit. Qu'ils s'en aillent ! . . . Ils me désolent ! . . .
(Revenant près de Samuel).
S'il savait que je suis là cependant?. . .
(Un silence).
Hélas ! pauvre fcMnine charmante, il ma vue sans doute, et me voir c'est me connaître, pour
ACTE PREMIER G5
ces enfants. Il me donnerait un regard d'éton- nemcnt et un doux sourire : pourrais-je lui pardonner jamais ce sourire-là?...
(Un silence encore).
Comme son front résolu et fier oublie paisi- blement ! Les charmes de la nuit, la tranquil- lité de ce dormeur, m'oppressent malgré moi. Pourquoi suis-je ici? L'air est devenu d'une douceur mortelle, et ces rayons à travers le feuillage me pénètrent. . .
(Souriante).
II a bien raison ce jeune homme!
(S'éloignant un peu.)
Peut-être il ne me connaît pas; où m'aurait- ii vue?... Je suis folle.
(Rieuse soudainement.)
Qui s'imaginerait la comtesse Elën courant, à cette heure-ci, les promenades de Dresde?...
(Pensive.)
Le chant du rossignol me faisait mal tout à l'heure, sur le chemin... Je voudrais bien
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l'éveiller, je n'ose pas. — Vous allez voir qu'il va m'embrasser si je l'éveille.
(Frappant du pied légèrement.)
Ah ! mais il m'impatiente, à la fin ! Est-ce que c'est l'heure de dormir? On ne dort pas comme cela, d'ailleurs!...
(Après avoir songé un instant.)
Oui, c'est une idée admirable ; c'est cela même. Je vais l'aimer trois jours sans qu'il sache mon nom; je veux l'aimer simplement, ce jeune homme, et puis je m'en irai, je le laisserai seul avec mon souvenir. Ainsi je resterai pure et respectée dans l'âme de quel- qu'un sur la terre. — C'est dit, je vais prévenir Térésa pour qu'elle renvoie tout le monde en annonçant que je suis malade.
(Elle fait quelques pas et revient.)
Quoi! l'abandonner?.. . S'il se réveillait?...
(Les fenêtres du palais d'Elën s'éteignent dans le loin- tain.)
Ah! ce sont mes femmes qui m'ont devinée, ou Tannucio... Tout est redevenu silencieux; mon palais est sombre et tout en fleurs au mi-
ACTE PREMIER 67
lieu des lampes. Quel charme de le conduite, de l'attirer!... Allons!...
(Elle embrasse au front Samuel qui se réveille en sur- saut.)
SAMUEL.
Hein?. .. Où est-ce?
(Après un profond silence.)
Oh ! comme vous êtes belle.
ELEN.
Voulez-vous venir avec moi, Monsieur?
Comme vous êtes belle
ELEN
ELEN, l'eQtrainant par les deux mains I...
Venez, venez.
(Ils traversent la charmille ensemble.)
(La toile tombe.)
FIN DU PREMIER ACTE.
ACTE DEUXIÈME
ACTE DEUXIÈME 71
ACTE DEUXIEME.
Un salon dans le palais d'Elën. — Au fond, colonnades de marbre séparées par des tentures mobiles : au milieu des colonnes, un grand velarium d'étoffes bariolées de rouge et .d'or. Cette draperie, lorsqu'elle est soulevée par l'un des personnages, laisse entrevoir une enfdade de riches salons. — Porte au deuxième plan, à gauche. Porte au troisième plan, à droite. Devant les portes, tapisseries de même étoffe que celle du fond de la scène. Au premier plan, à droite, croisée à vitraux dont le balcon donne sur les promenades du palais.— Tapis, car- reaux de soie. Fleurs magnifiques et lointaines, à profu- sion, dans de grands