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SOUVENIRS

VOYAGE DAMS L'IMDE.

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IMPRIME PAU BETHUNE ET PLON, A PARIS.

SOUVENIRS

\0\ AGE D/\MS L'INDE

DE 1834 A 1839

M. ADOLPHE DELESSERT,

MEMnnE DE PLUSIEURS SOCIETES SAVANTES

OUViBÂGE 1£I9BI€XII BU 7!R3CIV?£-C23?Q FLÂI^CBCS.

PARIS.

FORTIN, MASSON et G"^, I LANGLOIS et LECLERCQ,

MDCCCXLIII

BENJAMIN DELESSERT,

lEBSlIBKE ©g L'flMSTGTM'î,

r/r

■>n>i //rveu

Adolphe DELESSEKT.

Voulant donner à ma famille quelques détails sur un voyage entrepris d'après les désirs et sous les auspices de mon oncle M. Benjamin Delessert, je n'ai pas la pré- tention de ra'élever à la hauteur d'un voyageur instruit et possédant toutes les connaissances nécessaires pour remplir une mission profitable à la science. Je le dé- clare donc, ce voyage, entrepris pour mon instruction personnelle, ne peut intéresser que mes parents et mes amis. Je compte assez sur leur indulgence pour leur adresser ces souvenirs, écrits sous l'inspiration du moment.

Les recheiches d'histoire naturelle m'ont particuliè-

roiiiL'iil occupé, cl loin ce (|ui ne s"> latlaclic pas ne se trouve qu'accessoirement dans mes notes. Je ne me pose cependant pas en naturaliste liabile , mais bien en voya- geur zélé dont le but était de s'instruire. J'ai rapporte des divci's pays (|ue j'ai visités des collections nombreu- ses, composées en grande partie d'espèces connues, il est vrai , mais rares ; et j'ai été assez heureux pour dé- couvrir aussi un assez grand nombre d'espèces nouvel- les. Pensant qu'il pourrait être utile de les publier, j'ai considéré ce travail comme un devoir, sans prétendre m'en faire un mérite. Mes collections se composent de mammifères, d'oiseaux, de reptiles, de poissons, de c(»(piilles, d'insectes, de plantes et de minéraux. Le Icwnps (pie je dérobais à la chasse était toujours employé à en assur'er le succès |)our le lendemain ou à préparer les victimes de la veille. J'étais parvenu , mais non sans jicinc , à dresser à ce genre de travail quatre Indiens que j'avais prisa mon service, et ({ui me suivaient dans toutes mes excursions. J'étais aussi accompagné de plu- sieurs Indiens armés et chasseurs. Ces dispositions étaient indispensables lorsque je pénétrais dans l'inté- lieur des terres, loin de toute habitation, souvent à de grandes dislances et pour un tenq)s plus ou moins long, ilans des forêts remplies d'animaux dangereux, (pii nous promettaient d'abondantes ré(;o!tes si nous étions en force pour les attaquer. Ce genre de vie me plaisait beaucoup : cette existence nomade a ses char- mes ([ue nulle description ne peut rendre; il faut être chasseur et naluralisle pour les comprendic et les ap- précier. Les privations, la fatigue, l'ardeur du soleil, rieu ne pouvait coiiipcuscr le plaisir ([ue me procurait

m la possession d'un (»l»j('t nouvoau. Le plus souvent nous vivions, moi et ma petite troupe, du produit de notre chasse. Mes provisions , toujours très-légères à cause des difficultés du tiansport dans un pays sans routes tracées , consistaient en qucl(|ues rations de riz et qucl- ((ues bouteilles de vin et d'eau-de-vie. J'établissais mon bivac partout j'espérais d'heureuses rencontres , cl je levais le camp pour explorer d'autres lieux. Les dé- tails de cette existence sont , je le répète , sans intérêt, excepté pour ma famille. J'ai cependant ne pas les passer sous silence.

Je dois témoigner ici ma reconnaissance à mon ami M. le docteur Chenu, conservateur du riche musée conchyliologique de mon oncle : il a bien voulu se charger du classement de mes collections et m'aider de SCS conseils et de son expérience pour la rédaction de mes notes. Je dois aussi le même témoignage à M. Gué- rin-Méneville, professeur d'histoire naturelle : il a dé- terminé et décrit toutes les espèces nouvelles de ma collection. Ce n'est qu'après m'ètre assuré du concours de ces deux collaborateurs «luc je me suis décidé à pu- blier la relation de mon voyage.

SOUVENIRS

VOYAGE DAMS L'INDE.

-Eaiaë>:8a>s@S@9S<'

PREMIÈRE PARTIE.

De Paris à l'Ile de France el à l'ile Jiourboa.

Parti de Paris le 28 mars 1834, avec mon ami M. Perrottet, qui devait m'accompagncr à Pondicliéry, j'arrivai à Nantes dans les premiers jours d'avril. En attendant le départ du trois-mâls le Navigateur , capi- taine Gauthier, je ne pouvais mieux passer mon temps qu'à visiter les environs , ni me préparer de plus riants souvenirs que ceux que laissent les bords de la Loire, pour modérer un peu , par la comparaison , l'enthou- siasme qu'inspirent ordinairement les beautés des ré- gions tropicales. Aussi , après avoir pris le temps né- cessaire pour mettre mes papiers en ordre et faire quelques emplettes , je commençai mes promenades. Je visitai avec beaucoup d'intérêt Clisson , à six lieues de Nantes. Cette petite ville, bâtie dans une position ravis-

1

2 SOIVKMRS D'LN VOYAGI':

saille, est aussi reiiian|iiab!e par ses souvenirs histori- ques que par ses conslruclions modernes, (|ui contras- tent singulièrement avec les ruines majestueuses qu'on V voit eneore. La villa Lemot, la Garenne, la villa Va- lentin, ont particulièrement attiré mon attention. Dans une des cours de la villa Valentin on nous lit remar- quer un if, connu dans le pays sons le nom iY If-mix- Viciimcs ; il raj)pc!le un de ces crimes que l'histoire si- gnale avec horreur : pendant la guerre vendéenne , à la place de cet arbre se trouvait un puits très-profond, dans letjucl on précipita une foule d'infortunés, vieil- lards, femmes et enfants sans défense, qu'on ensevelit vivants. Que n'a-l-on enseveli en même temps le sou- venir d'un crime aussi atroce!

Avant de rentrer à Nantes, j'ai visité avec beaucoup d'intérêt une partie du département du Morbihan, dont les habitants oilVent (pichpie ressenddance avec ceux du canton de Fribourg, autant par leur costume (jue par leur accent. Je ne sais si cette observation est exacte, mais elle m'a frappé ; et ce n'est pas sans plaisir que je crus rciconnaitre ces costumes, qui me rappelaient tant de souvenirs d'enfance. Enlin je revins à Mantes, déjà avec une provision de notes , et je n'avais pas encore commencé mon voyage. C'est en songeant aux désastres des guerres civiles qui ont désolé le beau pays que je venais de parcourir que j'appris , en arrivant à mon hôtel , qu'on se battait à Paris. Ma première pensée fut pour ma lamille , et rin(|uiétude qu'une semblable nou- velle me causait fut bientôt calmée par celle qui la sui- vit, et qui annonçait le rétablissement delà tranquillité, .le fus aussi assez heureux pour ncexoirdes lettres de

i)A\s i;iM)i:. :;

mes paionls, cl l'une d'elles surtout nie lit le plus vil' plaisir : elle me rassurait sur la santé île mon oncle, (juc j'avais laissé un peu malade. Quelques détails sur les événements (jui venaient d'al'lliger Paris ramenèrent le calme chez moi ; et j'en avais besoin , car je devais m'enibarquer le lenilenuiin.

Je partis pour Paimhœuf le 23 avril, et je me rendis de suite à bord du navire. J'y couchai , et le lende- main, à trois heures du matin, il leva l'ancre. Adieu donc, France! ce n'est pas sans un certain serrement de cœur que l'on le perd de vue, que l'on quitte sa famille et ses amis! Adieu, France! peut-être pour long-temps !

La brise nous poussa rapidement, et cependant il nous fallait attendre la mi -marée pour franchir la barre (1). Le capitaine ht allumer pendant la nuit !e (anal d'avertissement pour éviter l'abordage des nom- breux bâtiments (jui à cette époque se trouvent dans ces parages. Le lendemain nous avions perdu la cote do

(I) Barre. On désigne sous ce nom la vague qui se roule et se brise eu tout temps à l'entrée de certains fleuves. Ces convulsions de la mer sont causées par le gonflement des eaux du large, qui se choquent contre celles qui descendent des ri^ières et se réunissent sur une espèce de digue sous-marine étendue à l'entrée du fleuve. Cette digne est ordi- nairement formée par un amas de pierres , de sable , de débris do nau- frages accumulés par le cours des eaux du large et du fleuve, qui s'é- lèvent à une certaine hauteur au point de jonction des eaux , et servent de lit à leur lutte furieuse. Lorsque la nier est basse on aperçoit quel- quefois le sommet de cette digue , et c'est alors q\ie la mer s'y ébat avec moins de violence; mais les navires qui doivent franchir cotte terrible barrière ne peuvent pas profiter de ces intermittences, puisipie l'eau qui leur est nécessaire pour flotter par dessus s'est retirée Certaines barres sont tellement dangereuses à traverser, que la conservation du navire et l'existence des marins qui le montent sont mises en question dans le rapide intervalle qui se jiasse à IViiuchir ce danger. IDirlidiui. ilr Ma- rine.]

/i SOUVENIRS D'UN VOYAGE

vue. Pendant plusieurs jours notre marche ne présenta rien de particulier. Le 28 nous étions déj;"» à plus de cent lieues de Nantes.

Pendant la journée je passais mon temps en conver- sations avec le capitaine et mon ami Perrottet : qucl- ([uefois je préludais à des chasses plus inn)ortantes en tirant sur les oiseaux ou des marsouins (jui s'appro- chaient du bâtiment, mais le plus souvent sans succès sur ces derniers; je crois cependant en avoir blessé un. Mes seules victimes furent des alouettes de mer (1) et une pauvre hirondelle commune ('2). En la voyant tom- ber je me repentis de n'avoir pas fait taire un sentiment d'amour-propre qu'excitait la présence de quelques per- sonnes qui se trouvaient sur le pont. Pauvre peti-te ! elle allait probablement en France revoir la fenêtre hos- pitalière où son jeune âge respecté ne pouvait lui faire [névoir une nioit si loin de terre et de la main d'un voyageur qui lui devait protection , et aurait pu, par la pensée, la charger d'un souvenir pour sa famille.

Pour tromper l'ennui de la traversée, nous ne man- quions aucune occasion ; et les animaux que nous pou- vions voir, pêcher, harponner ou tirer, faisaient facile- ment diversion à nos habitudes, et devenaient un sujet de conversation. Pendant le voyage nous avons vu trois ou qualie baleines, et nous avons harponné plusieurs marsouins dont les matelots faisaient sécher la chair pour la manger : elle a beaucoup du goût de celle du

(1) Alouette de incr. Bécasseau Cocorli. [Scolopax africana, Gnieliii; Trinija subarquata , Temminck; Numenius subarquatus , Beclisl. ) Ci'l oiseau habile le littoral des mers i\m baignent l'Europe, l'Afrique et l'Amérique.

(2) Hhvndcllc coinniuiir { Hinnulo rusiica de Linné).

DA.NS L'INDE. ")

chevreuil. J'ai vainement tiré plusieurs coups do fusil sur une tortue de mer : son écaille , ouverte seulement pour laisser passer la tète , est assez épaisse poui' la mettre à l'épreuve de la halle. Les matelots ont pris à la ligne de traîne plusieurs thons, que nous mangions avec grand plaisir.

Le 10 mai nous étions en vue de l'Ile de Madère. La force du vent nous en éloigna en fort peu de temps, et, rencontrant les vents alizés (1) qui dominent tou- jours dans ces parages, nous laissâmes successivement derrière nous les îles Canaries, la côte du Sénégal et les îles du Cap-Vert. C'est à la hauteur de ces derniè- res que nous vîmes pour la première fois des groupes de poissons volants (2) , un très-grand nombre de mé- duses (3) et des paille-en-queue (4) ou oiseaux des tro-

(1) Vents alizés. On donne ro nom à des vents qui régnent entre les tropiques et soufflent régulièrement de Test à l'ouest. Les bâtiments qui se rendent aux colonies en quittant les ports de la côte qui borde l'Océan sur nos parages, en sont favorisés dans leur course; mais, pour revenir, ils sont forcés de faire un circuit qui allonge leur route. Les vents alizés sont souvent si faibles dans la zone torride, que les bâtiments s'y trou- vent pris par le calme; mais, en revanche, ils ne s'élèvent jamais jus- qu'à la tempête. Quand les navires sont poussés par ces vents , les ma- rins disent que c'est une navigation de demoiselle. (Diciionn. de Marine.)

(2) Poisson volant [Exocetus volitans, Linné, Gmelin). Ces poissons \oyagent par troupes nombreuses. Le développement de leurs nageoires pectorales leur permet de s'élever au-dessus des flots et de se soutenir par un véritable vol pendant un temps très-limité, sans doute, mais qui cependant leur permet de se soutenir pendant quelques minutes et de s'élever à la liauteur du pont des grands navires.

(3) Méduses. Animaux rayonnes à corps libre et gélatineux, transpa- rent, à formes régulières, élégantes, et à couleurs variées et brillantes; armés, plutôt qu'ornés, de bras plus ou moins nombreux, flexibles, et (pii donnent à ces animaux un aspect tout particulier.

(i) Paille-en-queue (Phaelon candidus). Ordre des palmipèdes. Oiseau remarquable par deux brins ou fdets très-longs, formés d'une tige pres- que nue, garnie seulement d<^ Irès-peliliv barbules, el fixés au centic lie la queue, ipii est très-courle.

6 SOI VEiMUS D'UN VOYAGE

piques. Tous les jours de nouveaux ol)jols altiiaieiit notre attention. J'ai tiré et blessé un cachalot (1) (|ui avait au moins neuf mètres de longueur, et nous avons pu observer un requin qui nous suivit de très-près pen- dant plusieurs heures. Un matelot prit à la ligne une dorade (2) et un petit rerjuin.

Nous approchions de l'équateur, et, pour nous en pi'évenir, deux matelots jouèrent des airs de berger sur une cornemuse : c'était nous annoncer la fête du père La Ligne. A cette éi)0(iue nous eûmes un jour de pluie, et nous finies recueillir l'eau du ciel dans des toiles à voile pour prendre un bain d'eau douce. Le l""' juin nous étions sous l'éipiateur. La sévérité du bord lit place à des scènes de carnaval. Le bonhomme La Ligne vint nous faire sa visite avec toutes les cérémonies d'u- sage. Il y eut aspersion générale : c'était à qui nous donnerait le baptême. Chacun de nous s'y pièla de bonne grâce; mais la fête n'en fut pas une |)Our les novices. L'eau leur fut j)rodiguée sous toutes les formes, il y eut un feu roulant de plaisanleries qui dégénéraient en vexations; et, pour terminei- la journée, on plongea les jeunes marins dans une cuve remplie d'eau de mer, au moment ils ne pouvaient s'attendre à celte mys-

(1) Cachalot (Phijseter sulcalus). Miimmifeic cétafo. On prendrait ces animaux pour de petites baleines; ils s'en distinguent cependant à pir- niiérevuepar la fréquence des jets de l'eau qu'ils projettent obliquement en avant et au bruit qui accompagne cette projection.

(2) Dorade. Fort joli poisson de la famille des scombéroïdes aeanlho- ptérygicns. Il peut être considéré comme un des plus brillants habitants de la mer, dont il dore la surface. L'éclat de l'or est mêlé à celui des pierres précieuses, et frappe les yeux de mille nuances éblouissantes. Ce poisson est aussi vorace (pi'il esl beau et bon. Sa chair excellente \r('nl faii'c heureusement divcrsinn au régime du bord.

DANS L'IÎVDE. 7

lilicalion. Cotte dornièro scène fui la plus risihie de toutes, à cause de la surprise des victimes. Tout rentra bientôt dans l'ordre. Une double ration de vin , accor- dée à ré«[uipage, lui lit passer joyeusement la jour- née. Notre diner fut aussi , ce jour-là , splendidement servi : on nous donna, chose assez rare sous la ligne, une crème fouettée excellente , grâce aux deux vaches (|ue nous avions à bord, et (pii nous ont constamment fourni de bon lait.

Le lendemain il n'était plus question de fête; la dis- cipline ne s'était pas ralentie : elle était restée un jour à fond de cale pour reparaître sans atteinte. La brise nous poussa rapidement ilevant l'île de l'Ascension , et quelques jours après devant Sainte-Hélène, si féconde en souvenirs.

Sur un écueil battu pai- la vague plaintive Le nautonier de loin voit blanchir sur la rive Un tombeau près du bord par les flots déposé. Le temps n'a pas encor bruni l'étroite pierre , Et sous le vert tissu de la ronce et du lierre On distingue. ... un sceptre brisé !

Jamais d'aucmi mortel le pied qu'un souflle efface N'imprima sur le sol de plus profonde trace , Et ce pied s'est arrêté !

Il est ! Sous trois pas un enfant le mesure ! Son ombre ne rend pas même un léger murmure ; Le pied d'un ennemi foiUe en paix son cercueil ! Sur ce front foucboyant le moucheron bourdonne, Et son ombre n'entend que le biuit motone D'une vasue contre un écueil !

SOUVKMRS D'IiN VOYAGE

Sire , vous reviendrez dans votre capitale , Sans tocsin , sans combat , sans lutte et sans fureur, Traîné par liuit chevaux sous l'arche Triomphale , En habit d'empereur.

Jamais triomphateurs fameux dans les histoires , Jamais lui-même , après ses batailles-victoires , D'un peuple universel n'obtinrent plus d'accueil. Depuis que de la mort l'homme est le tributaire , Jamais jusqu'à ce jour les vivants de la terre N'ont senti plus de joie en voyant un cercueil.

Ce jour-là , pour le voir, nous étions six cent mille. Six cent mille vivants pour voir- passer un mort ; La vieille Rome , même aux temps de Paul-Émile, N'exhalait pas si haut son délirant tians]iorl.

C'était lui qui planait sur l'Inde et l'Amérique , Du centre de son île aux jnlons rayonnants , Étendait ses deux bras sur les deux continents ; Exilé de la terre , il avait pour royaume L'immensité des mers que peuplait son fantôme. Sous quelque pavillon que le navigateur Sillonnât ces parages en coupant l'éfiuateur. Quelque nom qu'il portât sur la poupe et l'étrave , Français , Russe , Espagnol , Américain , Batave , Anglais même ; sitôt qu'aux lueurs du matin Se montrait un point noir à l'horizon lointain , Dès qu'on voyait surgir dans ce désert humide

DANS i;i>UE.

Un Pliaiaon français la grande pyrauiido , Un saint rccucilicmpnt , un silence profond De l'un à l'autre bout s'étendait sur le pont : On croyait voir le spectre, écliappô de sa tombe, Entre l'onde et le ciel monter comme une trombe ; L'équipage , saisi d'une froide terreur, Murmurait en tremblant le nom de l'empcreiu', Traduisait son histoire en son grossier langage , Et le vaisseau lui-même , avec son lourd tangage , Semblait courber le front devant son suzerain.

C'en est fait : votre culte a renversé l'idole ; L'île qu'illuminait son ardente auréole , Sainte-Hélène n'est plus qu'une auberge, un relais , Tenus sordidement par des maîtres anglais ; Napoléon n'a plus son trône maritime ; Le grand Adamastor est rentré sous l'abîme ; L'autel reste sans dieu , le prestige est brisé , Et le vaste océan est dépoétisé.

10 SOIVEMRS D'l\ VOYAGE

Tout le iiiondo connail les beaux vers (jue je cite; ils sont bien l'expression des senlinienls qu'éprouve le voyageur en passant devant Sainte-Hélène. Que pour- rait-on ajouter aux pensées des deux poètes? Il y a des souvenirs qu'il serait difficile de bien rendre en prose, et ceux que ce rocher d'exil inspire sont de ce nombre.

Nous approchions du cap de Ronne-Espérance , et nous entrions dans la zone tempérée de l'hémisphère sud. notre marche fut lalentie, les vents furent très-variables. Quelques oiseaux particuliers à ces con- Irées vinrent voltiger autour du bâtiment. La mer était mauvaise : je ne pus que les reconnaître; mais, en nous ajtprochant du Cap, elle se calma , et je pus tirer <jaelques pétrels (1) et deux albatros (2), que je tuai. Un mate!ot prit à la ligne un damier du Cap, que je m'amusai à empailler. Nous aperçûmes aussi deux bel- les baleines , à peu de distance du bord , et un serpeni d'eau d'une grande dimension , connue on en rencon- tre quehpiefois dans l'océan Indien.

Depuis quehpies jours le froid s'était fait senlii- : le therniouièlre mar(|uait treize degrés. Enlin le 28 juin nous doublons le Cap avec un l'ort mauvais temps, nous avons à essuyer un fort grain; et un orage nous

(1) Pétrel [Procellaria capensh). De l'ordre des Palmipèdes. Ces oi- seaux donnent nne alarme salutaire aux matelots lorsque, au milieu du calme, ils viennent voltiger autour du bâtiment et chercher dans les agrès ou sous la poupe un abri contre les bourrasques, qu'ils ont l'instinct de deviner, et qui presque toujours ne tardent pas à éclater. Nombre de fois les navigateurs ont leur salut à ces heureux pronostics, plus sûrs que tous les calculs de la prévoyance humaine. (Drapiez.)

(2) Albatros. Oiseaux de l'ordre des Palmipèdes. Vulgairement nom- més Moulons-du-Cap; malgré leur gloutonnerie, qui en fait de vérita- bles oiseaux de proie. Leur chair est dure et de mauvais goût.

DANS i;iNur. 11

l'oire à iiiL'lliv à la cape (1) sous le grand huiiior, à rentrée du canal de Mozambique. Nous eûmes une nuit affreuse, éclairée par de nombreux éclairs ; c'était la première lois que nous avions un si gros temps de- puis notre départ , au moment d'arriver au i)ut de no- tre voyage.

Pendant plusieurs jours la mer fut clapoteuse , mais bientôt nous eûmes un grand calme qui la rendit unie connue une glace. Nous avions dépassé le méridien de Madagascar, et nous rentrions sous le tr()pi((uc du Ca- pricorne. Le vendredi 10 juillet nous avions atteint le méridien de l'ile Bourbon; le 15 nous nous dirigions vers la pointe nord-est de l'ile de France, ({ue la vigie signala, et le lendemain, au réveil, nous apercevions la côte. Elle était verdoj ante , se détachait parfaitement des montagnes du centre de l'îîe , et présentait un coup d'œil des plus pittoresques, surtout après (|uatre-vingt- un jours de navigation. Celle journée me parut très- longue : la côle me send)!ait inabordable. Enlin , un peu a\aut la nuit, un pilote vint au-de\ant de nous, et nous annonça !a visite de la santé (3) , (jui le lende- main devait nous donner libre prati(pie. Avant de dé- barquer nous eûmes successivement la vis'le d'un offi- cier du Mainville, vaisseau anglais en station 5 il s'in-

{]) Mettre à la cape. La capo est l'état se trouve un navire qu'un i;ros temps ou un vent contraire force de dérober la majeure partie de ses voiles à la tempête, qui les déchirerait et compromettrait le bâti- ment lui-même. Quand la mer est devenue trop grosse et le vent trop violent pour continuer à faire route, on serre toutes les voiles excepté celles sous lesquelles on doit capeyer.

(2) Sanlé. Députation de la commission sanitaire d'un port pour aller le long d'un bâtiment qui arrive vérifier, en interrogeant le capitaine et l'équipage , s'il peut être librement admis dans le port ou s'il doit être consigné en cpiaranlaine. IDictinnn .de Marine.)

12 SOLVENins D'UN VOYAGE

forma du nombre dos passagers el de noire lieu do dopait; la santé vint ensuite, et, après, la police. Toutes les formalités romi)!ies, nous (piittons le Navi- galeiir en entonnant on oliœur :

Adieu , mon Ijcaii na\ire

Aux grands inàts pavoises ! etc.

Avec quel bonheur nous retrouvons la terre! c'est une jouissance que l'on n'apprécie bien qu'après une longue traversée. INous voilà installés dans un liùtel à Port-Louis, el aussitôt nous nous mettons en courses. La première visite que nous lïmes fut pour notre coi- rospondant , qui nous donna les meilleures instructions pour notre séjour.

L'ilo de Franco, nommée d'abord Maurice par les Hollandais , du nom do Maurice de Nassau , <|ui la dé- couvrit en 1598, passa bientôt après sous la domination dos Français, et depuis sous celle des Anglais, après une capitulation dont la première condition était le maintien dos lois françaises. Lorsque les Français pri- rent possession de celte île, au dire du voyageur Bau- din, ce n'était qu'une immense forêt sur un terrain très-accidenté el coupé par de hautes montagnes. Le sol est presque entiéronient recouvert d'une espèce de pierres poreuses et tendres qui ressemblent assez au grès gris de France. Le for s'y trouve en assez grande abondance, le climat est chaud, l'air soc et sain, elle pays serait très-agréable s'il n'était exposé aux oura- gans les plus anVeuv.

L'île a d'abord été cultivée particulièroinonl on cé- réales, ([u'on exportait; mais, depuis, la ciilluro de la

DANS L'LNDE. 13

canne à sucre a excité rénmlat'on des liabitants, el c'est le produit principal de l'île. Les récoltes ont sou- vent beaucoup à soulfi-ir des sauterelles et des rats; on prétend même que ce sont ces rongeurs qui ont chassé les Hollandais, qui, depuis ce temps, donnent à cette île le nom cV Ke-aux-Rals. Le i)lé, le sucre, le coton et l'indigo, voilà la richesse du pays. On y trouve abondamment l'ananas, les oranges, les citrons el les bananes.

L'de fournit beaucoup de gibier gros et petit, des chèvres sauvages; on y trouve des singes, des perro- (juels de plusieurs espèces , qucl(|ues oiseaux aux ri- ches couleurs et de très-grosses chauves-souris, (|u'on mange comme une friandise. Elles sont un peu plus grosses qu'un pigeon, et, lorsqu'elles sont grasses, on les préfère au meilleur gibier de l'ile ; leur graisse sert à préparer les mets.

Le 18 juillet je lis ma première excursion avec mon ami M. Perrottet , qui récolta un assez bon nondjre de plantes tandis que je le suivais en chassant. J'ai tué plusieurs oiseaux; je reconnus parmi mes victimes deux martins (1) et un bengali (2). Le lendemain je

(t) Martin [Gracula tristis, Lat. ; Pastor trisfis, Teraminck). Ces oiseaux ont beaucoup d'analogie de mœurs avec les étourneaux d'Eu- rope. Us font une guerre incessante aux insectes. D'un naturel assez fa- milier, ils se laissent facilement approcher, se mêlent parmi les trou- peaux et rendent même service aux animaux sur lesquels ils s'abattent en les débarrassant de la vermine qui les ronge.

(2) Bengali [Fringilla Amandavu, Bengali piqueté, Amandava). Es- pèce de moineau assez commun à l'ile de France. Dans son jeune âge, il est brun sur la tète et le dessus du corps; sa gorge est blanchâtre et les parties inférieures sont tantôt de la même couleur, tantôt d'un jaune sale, avec les couvertures des ailes parsemées de points blancs; le bec est brun et les pieds sont jaunâtres. Dans la saison des amours, le bec, les pieds, la (ète et le dessus du corps sont d'un rouge foncé qui se

\U SOUVENIRS D'UN VOYAGK

voulus allop voir le jardin l)(>lani(|uc tles Pamplemous- ses. 11 est à deux lieues de l>ort-Lou"s, et 'a route (jui Y condu't est ravissante : elle est bordée de jolies mai- sons de campagne entourées de cocotiers et d'autres arbres des pays intertropicaux. Arrivés au Jardin- Royal, nous rencontrâmes le directeur, M. Hummann, (|ui fut pour nous d'une obligeance extrême, et nous lit gracieusement les honneurs de son établissement. Le jardin a une étendue de cin([uante arpents ; il est très- bien distrilmé, et l'on y cultive avec succès plusieurs arbustes de l'Inde et de Java. Nous allâmes visiter la sucrerie de l'Union, au Bois-Rouge. Cet établissement, dirigé par un Français, M. Chermont, est fort beau. Le directeur fut notre cicérone : il nous expliqua avec- une complaisance extraordinaire l'usage de toutes les machines, et nous lit part d'un perfectionnement qu'il venait d'apporter dans la fabrication. Jusque-là on tirait peu de parti des écumes enlevées sur les chau- dières; souvent même on les jetait. Pensant qu'elles devaient contenir encore une assez grande (juanlité de sucre, il les lit placer dans des sacs de toile à voile; et, soumises à l'action d'un pressoir, elles rendirent assez de sucre poui' que celle opération , faite en grand, \inl à donner par jour ciufj cents livres d'excellent

ri'ml)runit sur les pennes iilaiies vl dcxicnt nùir sur les iicunes c'iiud;i- les, dont les latérales ont une boiduro blanche. Pendant l'hiver, le des- sus de la tête, les côtés du cou , le dos et In croupion sont bruns et les couvertures supérieures de la c[ueue d'un rouge rembruni ; le front , les joues et le menton sont d'un jaune rougeàtre; le devant du cou est d'un gris blanc; la poitrine, le ventre et les ailes sont d'un brun foncé. Les femelles ont la faculté assez singulière d'exprimer leurs désirs par un ramagemoins varié et moins fort i|ue celui du niàle, nuiis assez agréable. [Dictiomi. d'Hist. nat.)

DANS L'INDE. 15

siurc, ([110 l'on pordail avant son ingônionso décou- vorlo. Il nous dit aussi qu'on évaluait, en moyenne coinnuinc, les exportations de sucre de (50 à 80 mil- lions de livres. INous allâmes encore visiter une autre sucrerie voisine, mais plus importante que la première; c'est celle de M. Dumée. Pour nous y rendre, nous traversâmes des cliauqis de cannes; et M. Perrottet nous lit remarquer (jue les terres étaient très-propres à la culture de la canne , et supérieures même aux plan- tations de la colonie de Cayennc : mais que, malgré cette supériorité, les cannes étaient moins belles que dans cette dernière colonie , parce qu'on n'a pas le soin d'élaguer les touffes poussées qui absorbent en pure perte une grande partie des sucs nourriciers de' la plante. La sucrerie de M. Dumée est à quatre lieues de Port-Louis. Après l'avoir visitée en détail, nous revîn- mes aux Pamplemousses pour y passer la nuit , me promettant l)ien de consacrer toute la journée du len- demain à visiter la vallée illustrée par Bernardin de Saint-Pierre : je voulais interroger tous les lieux té- moins des plaisirs , de la tendresse et des alarmes de Paul et de Virginie, recueillir un dernier souvenir de leurs chastes amours , et chercher les traces de leurs habitations. On m'a montré , près de l'église des Pam- plemousses, la place furent enterrés Paul et Virginie ainsi ([ue leurs mères ; mais on n'y trouve pas la moin- dre inscription, pas la plus modeste pierre. Leurs ca- banes sont depuis long-temps détruites, et il est même impossible de diie précisément le lieu qu'elles occu- paient dans [a vallée. Le souvenir qu'on a de ces in- fortunés est même si vague que, à part le rocher qui

16 SOUVENIRS D'M.N VOYAGE

domino l'île d'Ambre, et se liouvaicnl les nom- l)reux témoins de la ])erte du SaitU-Géran , on ne ])eui pas exploiter la curiosité des étrangers; on n'est pas môme d'accord sur le lieu de leur sépulture. Je n'ai pas été satisfait de ma promenade , et j'avoue (|uc ce n'est pas sans désencliantement que j'ai repris le che- min de Port-Louis. Chemin faisant, j'eus l'occasion de voir faire la récolte des feuilles du Pandanus odoralis- simus (1) , qui servent à la fabrication des sacs dans lesquels on expédie le sucre. Pendant notre marche nous fûmes un instant suivis par une odeur d'ail très- pénétrante. Ne sachant d'abord à quoi l'attribuer, nous avancions toujours sur la route, lorsque nous arrivâ- mes à un endroit la terre , nouvellement remuée pour réparation du chemin , nous permit tle reconnaî- tre que cette odeur désagréable était produite par les racines mises à découvert et coupées du Mimosa Lebbec et Farnesiana.

Enfin nous arrivons à Port-Louis après nous être bien fatigués sans dédommagement. Avant de quitter cette ville , j'ai voulu visiter quelques établissements remarquables. Ma première visite fut pour l'Observa- toire. J'eus le plaisir d'y rencontrer l'ingénieur M. Mor- ton , élève de Loyd : il était occupé à donner le résul- tat de l'angle horaire aux navires pour régler leuis chronomètres au vrai temps sidéral par l'observation du passage d'une étoile au méridien. Parmi les instru- ments astronomiques précieux qu'il nous fil voir, je remarquai le cercle du célèbre opticien anglais Trough-

(1) Paiulatiufi odorat hsiinu.t ou llciquois oilontnl.

DANS i;iM)i:. M

Ion pour observer les aslics au zénilh ; le eeiele de Men- (io/a |)Our les eakuls nauli(|ues; un lélescope réflceteur (|ui donne cin(j fois l'image de lolijel., cl (jui sert de lunellc murale pour les observations astronomiques. Mais ce qui m'a le plus vivement intéressé, c'est le dep- ing-ill, instrument dont le célèbre capitaine Cook s'est servi pour calculer la dépression de l'aiguille ai- mantée; le cbronomèlre (jui avait servi au capitaine Parry ; un pluviomètre (1); un lliermomètre liorizonla', construit de manière à maripier, sans qu'il soit besoin de rester en observation , les variations extrêmes de la journée. Un peu de fer, placé dans l'intérieur du tube, au-dessus de la co'onne de mercure , est déposé au |)oint celle colonne s'est arrêtée, et c'est à l'aide de l'ai- mant que cette parcelle de fer est ramenée sur le mer- cure pour l'observation suivante.

Après avoir visité l'Observatoire, je me rendis chez M. Théodore Delisle, qui eut la bonté de me fiiire voir une superbe collection de poissons conservés dans l'al- cool et qu'il envoyait à Cuvier. Celte collection, remar- quable sous tous les rapports, avait é(é faite avec tant de soin que M. Delisle avait fait sur papier une pein- ture exacte de chaque individu vivant ou sortant de la mer, avant de le conlier à l'alcool , qui altère beaucoup les couleurs, ou, pour mieux dire, qui donne à tous les poissons qu'on y conserve la même teinte jaunâtre, .le me félicitai beaucoup de l'emploi de ma journée,

(1) Lo phiviumclre rst un insti'umont disposé pour connaitrc la quan- tité de pluie tonibco dans un temps donné. Deux auges équilibrées sont les parties importantes de Tinstrument; elles se remplissent et se vident altei-nativemeni , et donnent eNaelement la mesure de l'eau tombée.

18 SOUVENIRS D'UN VOYAGE

(|ui se Icniiina au tlié:Uro. Dos acteurs fiaiieais, nou- vc^llement arriAés, y jouèrent tant bien que mal la Mitelle de Portici. IMoii premier soin du lendemain fut de porter cliez un horloger ma montre à secondes , dont le ressort s'était cassé pendant que j'étais à bord et sans cause appréciable. Je parle de ce fait , bien peu im- portant par lui-même, à cause des observations que me lit faire l'horloger. Il me demanda l'époque à la- quelle je m'étais aperçu de ce petit accident. Mes sou- venirs le rapportèrent à peu près à l'époque des fêtes du bord à l'occasion du passage de la ligne. « Je m'at- tendais à cette réponse, me dit-il; on croit générale- ment que les métaux ne se brisent que sous l'influence d'une basse température; mais je puis assurer que la dilatation produit le même effet. J'ai reçu, ajouta-t-il, plusieurs envois de montres et de pendules d'Europe, et dans chacpie envoi j'ai trouvé des ressorts cassés, sans autre cause que l'action de la forte chaleur. » Cette observation, sans doute, a être faite par d'au- tres, et je n'en parle ici que parce (pi'elle m'intéressa beaucoup.

Devant m'embarquer le soir même pour l'iie bour- bon , je lis mes dispositions de départ; et, en me ren- dant à bord du brick qui nous y conduisait, je voulus visiter le vaisseau anglais le Mainville , de soixante- (|uatoize canons , connnandé par l'amiral Goor. Ce bâ- timent, construit à Bombay, est magniiique; mais on nous (il remarquer que le bois employé à sa construc- tion , bois de Theck , quoi(iue fort beau , ne convient pas aux navires de guerre, et ([u'il n'est généralement (■nq»loyé (jue pour les bâtiments marchands, parce (pi'il

DANS L'INDK. 19

('•date au lioulol plus que les bois qu'on lui préfère, quoique moins clurables et moins beaux.

Enfui me voilà de nouveau en mer, mais c'est [)our une courte traversée; car nous avons à peine ijuitté Maurice que nous apercevons l'ile Bourbon. iNous avions à bord, comme jiassager, le maître de pèche du balci- n'er nantais l'Alhéndis , qui aval fat avarie si forte en talonnant près des îles Marion , (pi'il fut condamné à son arrivée à Port-Louis. Je me suis amusé à dessiner sous voiles la vue de la côte sud-ouest de l'ile , à trois lieues de terre, depuis le volcan jusqu'à Saint-Denis. La côte, (juoique moins belle que celle de l'ilc de France, est cependant remarquable : elle permet d'a- percevoir d'immenses champs de cannes à sucre, (pii ne cessent qu'au pied des hautes Salazes , montagnes qui dominent les collines dont l'ile Bourbon est héris- sée de tous côtés. C'est surtout depuis la pointe du Quarlier-des -Français jusqu'à la Rivière-des- Pluies (|ue la côte est verdoyante. En passant devant le fort Sainte-Marie nous saluons le pavillon tricoîore, hissé pour les fêtes de juillet, et avant la nuit nous mouil- lons en rade de Saint-Denis , après deux jours de tra- versée, au milieu de sept navires français déjà au mouillage. La visite indispensable de la santé , celle de la douane, une fois faites, nous allâmes nous établir dans un hôtel.

Notre première visite fut pour le jardin botanique, dirigé par M. Richard , ami de mon compagnon de voyage, et qui avait préeédenuuent dirigé un établis- sement du même genre au Sénégal. Pendant la journée nous allâmes sur le Barachois voir mouiller la rorvcKe

20 SOL VEMRS D'LN VOYAGK

(le l'État /a Nièvre, qui ai-riMiit de Madagascar. A Ixjrd do ce bâtiment se trouvait M. lîeriiier, médecin français fort instruit, attaché à la direction des liùpitaux de r.ourl)on et de Madagascar. Il eut la bonté de nous don- ner de grands détails sur son dernier voyage, nous parla de la race des Ovas , des mœurs des Malgaches et de la dernière expédition faite contre eux par les Français. Il nous assura (|ue Madagascar, dont on dit le séjour si funeste aux Européens, n'est dangereuse et nia'saine (pic dans la partie sud-est, l'on trouve d'iuimensos marais environnés d'épaisses forêts pres- <[ue impénétial)les. Mon séjour à Saint-Denis fut très- court , et, glace aux connaissances de mon ami M. Per- roltet , on nous accorda le passage de Bourl)on à Pon- dichéi-y sur la corvette la Nièvre , que nous avions vue arriver. Nous allâmes faire notre visite au conunandant et aux olliciers du bord , et nous apprîmes que le dé- pait était (ixé pour le 10 août. Ce bâtiment emmenait à Pondichéri deux cents Telingas ou Indiens parias dont on était trcs-méconlent dans la colonie de Bour- bon : c'était une cargaison de fort mauvaise compagnie, (jui s'était distinguée à Saint-Denis par l'adresse la |)!us subtile pour voler; et cet exemple avait malheu- reusement été suivi avec trop de succès par les indigè- nes. Mon séjour à Bourbon fut de tro|) courte durée; je le regrette beaucoup, car c'est à peine si j'ai pu vi- siter Saint-Denis et les environs.

L'ile Bourbon fut découverte en d5'i5 pai' un Portu- gais nommé Mascarenhas, et on la désigna long-temps sous le nom de Mascareigne. D'abord occupée |»ar les portugais, elle fui ubandomiée , cl })assa au pouvoir des

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DANS L'IMMi. 21

l'iaiirais, (|ui l'ii lirL'iil un liou de dépoilation. Prise |)ar les Angla's le 3 décembre 1810, elle ne fat rendue à la France que le '2 avril 1815 en exécution du traité de Paris.

Saint-Denis, chef-lieu de la colonie, est situé sur le bord de la mer et au noid de l'ile. Cette ville se com- jjosc d'un millier de maisons occupées par douze mille iiabitants. On n'y trouve aucun édifice remarquable, même parmi les monuments publics. La plupart des maisons sont en bois et placées chacune au centre d'un jardin ou enclos carré dont les murs alignés for- ment des rues. On appelle une habilalion ce qu'en France nous désignons sous le nom da ferme quand il s'y trouve une petite maison de maître.

La valeur moyenne d'un esclave est de 1,500 francs; son travail pendant un au est estimé à environ 500 francs; sa nourriture, composée de riz, de maïs et de manioc, peut valoir 120 francs, et son habillement 15 francs. Les esclaves travaillent, pendant la saison des récoltes seulement, de cinq heures du matin à sept heures du soir; ils prennent deux heures pour leurs repas : il y a douze heures de travail légulier pendant deux mois de l'année consacrés aux récoltes. Quelques maîtres ajoutent à la nourriture de leurs noirs des légumes frais , de la viande ou du poisson salés.

Les grandes habitations, qui comptent de nombreux esclaves, ont habituellement une inlirmerie , qui est sous la direction supérieure de la maîtresse de la mai- son, qui, il faut le dire, remplit généralement sa mission avec bonté, et cherche à rendre moins pénibles les douleurs de ces malheureux.

22 SOUVENIRS D'UN VOYAGE

Paiiiii los punitions qu'on leur inflige, les plus tluies sont le fouet et la chaîne; et l'on remarque avec plaisir (juele nombre des maîtres qui maltraitent leurs escla- ves diminue chaque jour, et que, en attendant l'éman- cipation qui sera l'honneur du siècle , un grand nom- bre de p'anleurs, poussés par un sentiment d'humanité bien naturel, cherchent à améliorer la position d'hom- mes cpii ne sont dégradés que par l'esclavage et les mauvais traitements de leurs oppresseurs. Chez eux l'affection et le dévouement sont des qualités qu'on ne conteste pas, mais qu'on n'apprécie qu'à titre d'in- stinct. Chez eux les vices dont nous avons malheureu- sement d'aussi nombreux exemples dans les pays les plus civilisés , et qui sont toujours le résultat d'une dégradation morale, trouvent peut-être une excuse dans l'abrutissement qu'on leur impose et dans la faiblesse de leur caractère, <jui se plie à une domination dont ils pourraient triompher s'ils savaient détourner un instant l'emploi de leurs forces et de leur intelligence du ser- vice (le leurs maîtres.

Celle liberté dont nous sommes si tiers est la source de nos progrès; c'est elle (jui enfante nos merveilles : faut-il que ce soit elle aussi qui nous donne les moyens d'enchaîner une partie de la iiopulation du globe !

Je n'ai rien vu de plus déchirant (pi'une vente d'es- claves : ils osent exprimer leur joie s'ils sont achetés par un maître connu par sa bonté , et ils savent mal dissimuler leur chagrin s'ils deviennent la propriété d'un homme dur et méchanl. Les liens les plus chers sont brisés en un instant : le père est ciuellemcnt sé- paré de ses enliinls et (le IciM' niéic, (|iii a sduvciiI la

DANS L'INDK. 2S

douleur de voir disséminer sa petite famille, sa seule et uni(jue consolation. Je ne m'arrêterai pas phis long- temps à ces rcllexions pénibles; elles m'ont trop occupé pendant mon voyage , et je n'ai cessé de faire des vœux pour l'émancipation de tant de malheureux dignes d'un meilleur sort. Je dois ajouter cependant que la colonie de Bourbon se fait remarquer par l'humanité des maîtres envers les noirs, et que ces derniers y sont générale- ment bien traités.

24 SOUVENIRS D'IIX VOYACr:

De Vile liourbon à l'ondichcvi.

Je in'cnibarqTiai lo 10 aoûl sur la corvoUe la ISièvre, pour me rendre à Pondicliéri , et le même soir nous avions perdu de vue la côte de Sainl-Denis. La corveUe, commande par le capitaine Garnier, comptait seize offi- ciers et cent cin(piante matelots ou canonniers. De plus, nous avions à lioid les deux cents Tel ingas. Je remarquai de suite la différence énorme qui existe entre la tenue des bâtiments de guerre et celle des bâtiments de com- merce. P!us d'hésitation dans l'exécution des manœu- vres; silence absolu, la voix seule de l'offîcier de service se fait entendre. Les soins de propreté sont poussés jusqu'à la coquetterie, et la toilette du bord est aussi soignée que celle d'une petite maîtresse.

Je couchais dans la salle d'armes, tous les .soirs on suspendait mon hamac; dans la jouinée je me prome- nais à peu prés partout, les manœuvres, les exercices, les plus petits détails du bord piquaient ma curiosité. Le lendemain du départ, le capitaine passa une revue de tout l'équipage; ce spectacle, nouveau pour moi, m'intéressa beaucoup.

Après la revue et pour éviter les effets de l'encombre- ment des Telingas, le chirurgien-major fit faire des fumi- gations dans l'entrepont que ces Indiens occupaient ; cette mesure hygiéniipie fut fréquemment employée pendant la traversée.

DANS I,'I.M)i:. 2:;

Cliaqiio jour le fourrier donnait des loc-ons de Iccluro cl d'i'criiure à (|U(3lqucs nialelols et aux mousses; à l'avant de la eorvette, d'autres matelots recevaient des leçons d'escrime; es ofliciers étaient occupés de divers détails, chacun avait son travail journalier; et moi, le plus désœuvré de tous, j'avais assez à faire d'observer chaque partie de cet ensemble parfiiit. La traversée ne présenta rien de particulier pendant une quinzaine de jours; mais le '2(5, peu de temps après le réveil, on en- tendit à bord un ci'i : Une femme à la mer! Aussitôt l'oflicier de quart, par une manœuvre promplement exé- cutée , fit mettre le navire en panne (1); pendant ce temps on avait jeté la bouée de sauvetage ("2); une em- barcation montée par huit lameurs et commandée par un aspirant s'éloignait de la corvette en suivant son sil- lage. Tous ces soins furent inutiles , après un quart d'heure de vaines recherches l'embarcation revint sans avoir aperçu aucune trace. Cet accident nous occupa sé-

(1) Panne. Situation d'un bàtimont sous voilos qui donipurc immobili', ou à peu près, par une disposition do ses voiles, dont quelques-unes agissent pour lui imprimer un mou\'ement en avant , et d'autres tendent à le faire reculer; en sorte que, les effets généraux et opposés se neu- tralisant . le navire reste sans mouvement , hors celui de la dérive que produisent toujours sur les corps flottants le choc des lames et la puissance du vent. {Diclionn. de Marine.)

(2) Bouée de sauvetage. Petit plancher fait avec plusieurs planches de liège chevillées et attachées solidement ensemble , de forme ronde ou ovale, et surmonté d'un petit mût auquel flotte un étroit pavillon rouge. La bouée de sauvetage est toujours à portée d'être jetée a la mer, elle sert de point d'appui au matelot qu'un accident y a précipité , en at- tendant les secours qu'on s'empresse de lui porter. L'un des côtés de ce petit plancher, celui opposé au mât, est alourdi, ce qui en déter- mine la stabilité sur l'eau. Des bouts de corde pendants garnissent le pourtour de la bouée, et offrent au malheureux nageur des points sai- sissables. Le pavillon sert à le faire apercevoir de loin. (Diclionn. de Marine. )

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26 SOI VI'MIIS I)'l> VOYAGK

iiousoincii(. Lctapilaino lit faire de suilc une enquête; et on découvrit (jue l'Indienne (|ui avait aiièté la marche du navire, s'était jetée volontairement à la mer, empor- tant par vengeance l'aigcnt de son mari, avec lequel elle venait d'avoir une violente querelle.

Le lendemain de cet accident nous étions en vue des Maldives; ces iles très-basses ne se distinguaient à l'ho- rizon que par les arbres élevés, palmiers et cocotiers qui bordent le rivage; et, le 31, nous étions devant l'i'e de C.eylan. Le 2 seplembie nous rencontrâmes un bâtiment de la croisière anglaise faisant l'exercice à feu à l'entrée du golfe de Bengale; c'était le premier navire que nous rencontrions depuis notre départ de Bourbon. La tempé- rature était très-élevée et même insupportable, malgré la brise; nous suivions à cinq lieues de distance la côte de Coromandel, et à l'aide de nos longues-vues nous pû- mes apercevoir (pielques bateaux pécheurs regagnant la côte. Enfin, le Â, nous nous trouvons en vue de Pondi- chéri; nous mouillons à neuf heures du matin après vingt-quatre jours de traversée. Après les formalités d'usage, nous gagnons la terre dans les embarcations de la corvette. Arrivés à peu do distance de la côte, on nous transborda dans des schelingues (1) pour franchir la barre, qui est trop forte pour nos chaloupes européennes.

(1) Schrlwfjuc ou manfonlah , h'Mva» d'une construction sin2;iilit'ro et dont les pliinclics ne sont p.is clouées. Sa forme est celle d'une barque grossière; le fond est plat; il n'a point de membrures; les planches qui le composent sont ajustées, cousues et doublées avec l'écorce du coco- tier. La flexibilité de cette embarcation est telle, que les bordages cè- dent facilement au battement des vagues, qui perdent ainsi d;' leur vio- lence en trouvant moins de résistance. Aussi ces bateaux bravent la marée, quelque redoutable qu'elle soit, tandis qu'une chaloupe euro- péenne n'a jamais pu s'y risquer sans être aussitôt mise en pièces.

DANS L'INDi:. 27

.lo no siiurais (rop dire coinlticii les uflicicis de la Nièvre ont mis de bienveillance et de bonté dans ieuis relations avec nous; aussi ce n'est pas sans regiels ([ue je les ai ((uittés. Dès que nous fûmes à terre, on débarqua aussi les Telingas; on les rangea en bataille sur le rivage et un emp'oyédu gouvernement prit leurs noms, qu'il écrivit

. assez promptement avec un poinçon de fer sur une feuille de palmier; ils furent dirigés de suite, avec une escorte, sur leur pays, à peu de distance de Pondicliéi-i.

Moire débarquement s'était fait au milieu des cris des Indiens, et en mettant pied à terre nous fûmes assaillis |)ar une foule de dubbahs ou daubachis : ce sont les gui- des indispensables d'un Européen nouvellement débar- (|ué sur le sol indien. J'en pris un qui me fut recom- mandé par les ofliciers de la corvette, et (|ui me piiotii très-bien. Pendant plusieurs jours, il m'aida à faire les emplettes nécessaires à mon établissement ; et il le lit avec beaucoup d'intelligence, car, indépendamment des quelques roupies que je lui donnais, il savait se faire faire une remise par tous les marchands chez les(juels j ache- tais quelques objets de ménage. Il avait tout le soin de ma maison, commandait aux autres domesti(|ues, c'était,

en un mot, un intendant au petit pied (1).

(1) Les nombreux emplois d'une maison sont confiés à autant d'indivi- dus différents. Cette répartition n'est pas seulement établie par le luxe, mais bien encore par la coutume qui a fixé à chaque famille l'emploi ou les seules fonctions que ses membres pourront exercer. La religion de Brama défend à une partie de ses sectateurs de toucher à ce qui aj eu \ie, et ordonne à tous de regarder le bœuf et la vache comme des ani- maux sacrés ; les parias seuls sont dispensés de cette loi par leur in- famie : aussi est-ce parmi eux que sont pris les cuisiniers, les cordon- niers, et les hommes qui remplissent les dernières fonctions de la doniesticilé. C'e;it une ^éritallle étude, pour le nouscau ilél)urqiié . de

28 SOUVENIRS D'LN VOYAGE

Je fus témoin d'une procession faile en l'honneur de la Nativité do notre Seigneur, et conduite par les pères jé- suites. Cette fête toute catholique avait néanmoins un peu du caractèie des cérémonies du paganisme. Pai'nii les assistants on remarquait des Européens , des créoles et des Malais. La procession partit du bourg d'Ariangou- pan, qui donne son nom à la fête , et se rendit à l'église dos Jésuites, l'on célébra une messe. Tout le trajet (pi'clle parcourut était illuminé; en tète de la colonne marchait une foule d'enfants indiens, faisant avec des tamtams et des cornemuses une musique vraiment in- fci'naie-, devant eux se trouvaient des hommes armés de hâtons au bout desquels brûlaient des pièces d'artifice, alin d'écarter fa foule. Des vases sacrés, des anges et des madones portés en palanquin suivaient la procession. A droite et à gauche on remarquait une escorte de cipayes de la garnison. Les Jésuites, portant des bannières et des lordies, fermaient la marche.

Je lis ma visileau gouverneur, M. de Mélay,qui me re- çut avec beaucoup deliienveillance et me donna vraiment des marques d'intérêt. Il me mit au courant des usages indiens, et eut la bonté de n)'instruire longuement de ce que je devais faire ou éviter pendant mon séjour. Il ve-

distinguer, parmi la foule de domestiques que chaque matin il voit à sa toilette, celui qui doit lui donner l'objet dont il a besoin : la vue seule d'une botte fait reculer tout ce qui n'est pas paria; et, de son côté, celui-ci, dont le contact est une souillure, n'osera jamais toucher à une partie du vêtement ([ue le daubachi doit présenter. Cependant, malgré cet inconvénient et ceux qui résultent de la difficulté de s'entendre, le service des Indiens est fort agréable. Ils sont doux, soumis, attentifs, propies et trcs-enlendus dans la partie dont ils sont chargés.

Laplace.

110 iouie

iidil à l'église

^ Il

idïiiil niuu bejuur. il ve-

DANS L'LNUE. 29

liait de rocevoir la nouvelle de la inorl du général La- fayelte(12 seplenibre 183i).

Pendant plusieurs jours, j'eus assez à faire de débal- ler mes effets et mes instruments; et j'eus le p!aisir de voir que tout était arrivé en ordre et sans la moindre avarie.

Invité à dîner par M. de Mélav , le 14, je me rendis à riiôtel du gouvernement; c'est sans contredit le monu- ment le plus remarquahle de Pondichéri. Il n'a qu'un étage composé dun corps de logis et de deux ailes; la façade est décorée de colonnes et de pilastres, et surmon- tée d'une galerie. Il est entouré d'un immense jardin en- touré de grilles.

Pendant tout le diner, la salle à manger était aérée par les oscillations continuelles du panka, vaste éventail sus- pendu au plafond et mis en mouvement par un Indien , pour modérer les excès d'une température vraiment in- supportable.

La ville de Pondichéri, bâtie sur un terrain horizon- tal , perd beaucoup à être vue de la rade, car alors on n'aperçoit que les maisons voisines de la mer; mais parcourue à l'intérieur, elle laisse voir ce qui échappe aux arrivants.

On y remarque quelques édifices publics, parmi les- quels je citerai l'église des Missions , un vaste bazar et des maisons particulières d'une construction élégante. La ville est habitée principalement par des Indiens , le iioiubre des Européens est très-restreint ; elle est divi- sée en deux parties par un canal qui la traverse et sur lecpiel des ponts sont jetés en face des rues principales. On y remar(|ue deux (piarliors principaux : l'un, nommé

.■50 SOUVEMllS D'UiN VOYAGE

Ville-Blanclie, est à l'est et près du rivage ; il est peu peuplé, et c'est la résidence des Européens; les maisons, assez régulièrement bâties, sont éloignées l'une de l'au- tre, mais alignées. L'autre quartier, désigné sous le nom de Ville-Noire ou quartier Hindou , est beaucoup plus peuplé que le premier ; les maisons ne sont que des cabanes aussi simples que possible, ornées de varan- gues ou péristyles couverts. Leur alignement est peu symétrique, mais elles sont d'un aspect agréable et en- vironnées de grands arbres : elles ressemblent à autant de fabriques au milieu d'une forêt de cocotiers.

Après avoir pris pendant (juelques jours connaissance de la ville, je commençai plusieurs excursions aux en- virons. Je me fis d'abord guider par deux chasseurs ilu pays, armés de sarbacanes; mes premières chasses fu- rent heureuses et commencèrent le noyau des mes col- lections. La chaleur me lit perdre quelques beaux oi- seaux, parce qu'à la lin d'une journée de chasse ils étaient déjà assez faisandés pour ne plus permettre de les mettre en peau. Aussi je pris dès lors le parti de les préparer sur place , c'esl-à-dire de les mettre en peau dès qu'ils élaient tués. Ce travail me fit perdre beaucoup de temps, mais ne me découragea cependant pas. Je tuai plusieurs oiseaux que je reconims de suite; ils élaient absolument semblables à ceux que je rencontrais assez fréquemment sur les bords du lac de Genève : il n'en fut cependant pas toujours de même, tout mon temps fut dès lors consacré à la chasse. La plupart des animaux que je tuais étaient nouveaux pour moi ; et mes excursions élaient d'autant |»lus intéressantes, qu'il \ avait rccllcmenl ([uehjue danger à s'aventurer dans des

1)/VNS L'INDE. 31

forêts souvcMit mal hahitcos. Je rencontrai fréquemment (les serpents de diverses espèces, et je ne les abordais pas toujours sans quelque émotion, surtout dans le commencement et lorsque je n'étais pas encore parfai- tement familiarisé à ce genre de chasse.

Mes excursions furent poussées chaque jour un peu plus loin , et il me fut quelquefois impossible de re- venir coucher à Pondichéri. Dans ce cas je faisais por- ter un hamac par un de mes chasseurs , et le soir je m'installais dans une chaullerie (1). On désigne sous ce nom des reposoirs assez couunodes, et qu'on ren- contre sur un grand nombre de points dans les envi- rons de Pondichéri. Ce sont des constructions en pierre établies par les soins d'hommes riches, et dans les- quelles les voyageurs trouvent un abri pendant le jour contre la chaleur ou le mauvais temps , et pendant la nuit elles lui offrent un lieu de repos.

Quand je m'avançais dans le pays plus loin que d'ha- bitude, j'avais une voiture qui me suivait. Le premier accident que j'eus à déplorer arriva à un Indien de ma suite : il fut piqué au pied par un gros scorpion noir. Cette piqûre ne fut pas dangereuse , grâce au soin que nous prîmes du pauvre Hindou.

(1) Les Turcs ont des caravansérails, les Hindous ont des chaulte- ries, espèces d'auberges d'institution religieuse, ouvertes aux voyageurs de toutes les croyances et de toutes les castes. Ce sont vraiment des fon- dations charitables et pieuses. Elles sont ordinairement placées au mi- lieu d'un bosquet qui les ombrage, et près d'une source ou d'un réser- voir oii le voyageur peut se désaltérer. Elles se composent toujours de quelques petites chambres et d'une galerie extérieure à colonnes pour les castes réprouvées. Quelquefois la prévoyance du fondateur a été jus- qu'à les doter d'une rente pour qu'on fasse chaque jour des distributions gratuites de vivres aux pauvres voyageurs qui viennent s'y reposer. ([nde française.)

?,-2 SOrVKMRS DTN VOYAGE

Poiidanl une de ces excursions le liasard me condui- sit près d'une fabrique de cette toile bleue qu'on dési- gne dans le pays sous le nom deguince, et (pii est foil recherchée sur la côte d'Afrique , l'on en fait chaque année des envois considérables. J'eus la curiosité de visiter l'intérieur de cette fabrique, et je remarquai que les ouvriers employés à fouler et à battre les toiles, à l'aide de gros foulons de bo's, avaient l'air d'être très fatigués. Je m'étonnais de voir ces Hindous, d'un naturel si paresseux, se livrer à un travail aussi rude, et je dis au contremaître qui nous conduisait qu'en Europe cette opération se faisait à l'aide de foulons mus par l'eau. J'appris alors de lui que ce n'était pas par ignorance du procédé qu'ils ne l'employaient pas, mais l)ien j)arce qu'après plusieurs essais ordonnés par le gouvernement et sur une grande échelle ils avaient été obligés d'y renoncer, les résultais obtenus laissant beaucoup à désirer et par leur qualité et par le prix de façon ; il termina en nous disant que les toiles ainsi fabriquées avec des machines à l'euro- péenne étaient de mauvais teint, et coulaient plus de fabrication que celles qu'ils obtenaient par le procédé indien {i).

En rentrant à Pondichéri nous renconlràmes un ser- pent boa, que nous tuâmes assez llicilement, et il fut de suite dé|)ouillé par un de mes chasseurs, qui rem- plit sa peau de sable ; à l'aide de ce moyen elle se

(1) Les manufactures de Rouen ont voulu imiter les guinées bleues: leurs essais , heureux sous le rapport du tissu , ne l'ont pas été sous celui de la teinture ; et , malgré la différence du prix , les peuplades

d'Afrique donnent toujours la préférence aux toiles de l'Inde.

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dessécha promptemenl en conservant la foiiiie de l"a- nimal.

J'eus bienlùt parcouru tous les environs (1) de Pon- dichéri : mes excursions m'avaient porte dans toutes les directions; et j'avais plusieurs fois suivi la côte, (|ui partout présente le même aspect. La ville n'a pas de port, et la rade est mauvaise; aussi, comme je l'ai déjà dit, le débarijuement présente toujours quelque dan- ger. Une autre dillicullé pour la navigation se rencontre dans les moussons. On donne ce nom aux vents régu- liers qui régnent dans les mers de l'Inde, et soufflent alternativement pendant six mois du sud-ouest et du nord-est. Ils établissent deux saisons bien distinctes : l'hiver ou saison des pluies, et l'été ou saison des cha- leurs et de la sécheresse.

Les changements de vents s'annoncent par un trouble de l'atmosphère , et les animaux eux-mêmes y sont très- sensibles. Leur agitation, leur frayeur et leurs cris, sont un des signes précurseurs de la mousson. On s'est long-temps occupé de rechercher les causes de ce bou- leversement de la côte et du phénomène atmosphéri- que, mais on n'est pas encore arrivé à une solution satisfaisante.

Le climat de Pondichéri est sain, mais la tempéra- ture y est souvent accablante. La végétation est extra- ordinaire. Les palmiers, les bambous, y sont com- muns et prennent un accroissement considéralde; mais

(1) Les villages hintlous sont désignés sons le nom û'ahlées; ils sont habituellement entourés de bois épais et élevés qui mettent les habita- tions ou cases à l'abri des vents chauds. L'intérieur même des aidées est planté de palmiers et de cocotiers dont on peint les troncs de di- verses couleurs.

Vx SOI Vl'MRS D'I \ VOY AGIO

l'arbro lo pins r(iii;»r([iKil)lo (lu'on j Irouvc l'sl le ha nyan , (ju'on désigne aussi sous le nom de liguier des pagodes, parce qu'il est sacré pour les Hindous, qui on font rornemont ol)ligc de tous les temples et des chaulleries. Un seul de ces arbres présente un dévelop- pement si grand, qu'on en voit (pii ont plus de cinq cents pieds de tour par l' implantai ion de leurs bran- ches : chaque branche , en s' écartant du tronc, laisse lond)er vers la terre des rameaux qui y |)rennenl racine et(pii, à la longue, forment une petite for»H autour du Ironc |)rincipal. Le plus célèbre de ces arbres est à (luzarate, il se nonnne Cobir-Rar ; ses troncs multipliés et entrelacés couvrent un espace de plus de deux mille pieds de circonférence. Le pays fournit aussi un grand nombre d'arl)res propres aux constructions navales, et l'on peut dire que la végétation de celte partie de l'Inde est aussi variée que puissante.

Les animaux que fournit ce pays sont aussi en propor tion de la foice de la végétation : les éléphants, les rhi- nocéros et les budles sont les géants du régne animal. On y trouve quehjues singes , des cerfs de plusieurs espèces, des antilopes, des tigres, des ours, un grand nombre de reptiles, dont le plus elfrayant est le boa , cl le plus terrible le crocodile.

Les oiseaux sont en grand noml)re , très-variés , et remarquables par 'a richesse de leurs couleurs.

Les insectes et les papillons y sont surtout d'un éclat él)Iouissant. Le règne minéral est peu riche aux envi- rons de Pondichéri.

A part les grands animaux bien connus, je me suis procuré la plupart des espèces qu'on rencontre dans

DANS l/INUI'. 3.")

l'Iiulo; plusieurs espèces nouvelles pour la science seront décrites et figurées dans la seconde partie de ce volume, aussi n'cntrerai-je ici dans aucun détail d'his- toire naturelle. Cependant je ne puis résister au désir de rapporter un trait curieux ([ue j'ai lu dans un jour- nal de Calcutta, et qui donne une idée de l'intelligence des éléphants. " Un détachement de cipayes , de garde auprès d'un grand magasin de riz, fut subitement en- voyé à quelque distance pour une expédition pressée : à peine les soldats furent-ils é'oignés, qu'une tioupe d'éléphants sauvages, qui depuis longtemps rôdait dans les environs, se présenta devant le magasin. Un éclai- reur était préalablement venu s'assurer si la place était évacuée, et, sur son rapport, le reste de la troupe s'était mis en marche. Deux Indiens, surpris par leur arrivée, n'eurent que le temps de monter sur un ar- bre et de se cacher dans le feuillage, d'où ils furent témoins de ce que nous allons raconter. Parvenus à quelques mètres de l'enceinte , en bons tacticiens , les éléphants firent halte et procédèrent à la reconnais- sance des lieux : tout se passa avec ordre et méthode. Les murs du magasin étaient en briques, épais et soli- des, et l'on ne pouvait pénétrer à l'intérieur que par une ouverture ménagée dans le toit et à l'aide d'une échelle , chemin peu praticable pour des éléphants. Si le magasin eût eu seulement une porte , toute diiïiculté pour s'y introduire eût cessé à l'instant; mais un mur de (|ualre briques d'épaisseur était un obstacle presque insurmontable, malgré la force prodigieuse et la saga- cité de ces animaux. Néanmoins ils ne oC laissèrent pas décourager, et commencèrent aussitôt leur attaque con-

36 SOUVENIRS D'UN VOYAGE

Ire un dos angles du l)ùlimonl. Un éléphant niàlc, d'une grosseur énorme , travailla quelque temps à y Au re brè- che , à l'aide de ses inuJienses défenses ; quand ses for- ces s'épuisèrent , le plus grand et le plus fort après lui le releva ; puis un troisième prit la place. A force de faire jouer les puissants leviers qui armaient leurs mâ- choires , ils avaient réussi à déranger une brique. La trouée une fois commencée, d'autres éléphants succc- dèrcnL; et bientôt ils eurent pratiqué une ouverture suifisanle pour donner passage aux maraudeurs : mais connue ils ne pouvaient entrer tous à la fois , ils se di- visèrent en détachements de trois ou quatre individus. Ouand un de ces détachements s'était bien repu , il fai- sait place à un autre; de sorte que les vingt éléphants (pii composaient la troupe tirent ainsi successivemenl un repas des plus copieux. Cependant un de ceux du l)reinier détachement , resté en sentinelle, lit entendre un cri aigu : à ce signal les derniers entrés sortirent précipilanuueut du magasin ; toute la troupe se rallia, [)artil en brandissant les trompes en l'air, et s'enfonça rapidement dans l'épaisseur du jongle. Les cipayes re- venaient en hâte , l'avis avait été donné à l'officier que le magasin était au pillage ; mais il arriva trop tard : en entrant, il reconnut que les éléphants avaient dévoré et détruit presque toutes les provisions. »

On a tant écrit déjà sur les mœurs des Hindous, sur leur religion et leurs cérémonies, que je m'abstien- drais d'en parler si ce qu'on a dit ne s'écartait pas quel- quefois de la vérité (pii doit présider à toute relation de voyage. On est oitligé de croire le voyageur sur i)a- role ; mais, il faut le dire, !a plupart des contradit-

l)A^s i;iM)i-;. 37

lions ou (les oxayrralioiis qu'on ronconlro clans los clcs- ciiplions (le voyage vicMnicnl plutôt du caractère de récrivain que do sa volonté de tromper ses lecteurs. Chacun observe à sa manière, le blâme et la louange s'adressent souvent aux mêmes oiijets. Rester au-des- sous de la vérité, ou exagérer le bien ou le mal d'un l'ail, c'est faire une appréciation personnelle; ce qui est bien pour l'un est mal pour l'autre, et l'on écrit malheureusement sous l'iniluence de préventions acqui- ses bonnes ou mauvaises. Aussi le grand défaut de cer- taines relations est de donner comme absolument vraies des o])servations incomplètes et par cela môme trop souvent fausses.

Nous trouvons la preuve de cette véi'ité autour de nous, le même fl^it est souvent l'objet d'interprétations dif- férentes, quoiqu'il soit bien connu et que nous ayons tout le temps de le bien observer. Qu'est-ce donc lors- que l'on rend compte d'un voyage tout ce qui fait le sujet de la relation a frappé notre esprit, sans laisser le temps de pouvoir rectilier un premier jugement!

Bien pénétré de celte vérité, je me suis toujours délié de mes premières impressions ; et j'ai cherché à éviter recueil que je signale en rédigeant mes observations sur les mœurs , les usages et la religion des pays que je viens de visiter.

La côte de Coromandel est habitée, ainsi que le pays qui en dépend , par une population vouée au brama- nisme : cependant il s'y trouve un petit nombre dema- hométans; mais ces derniers sont entièrement étran- gers , ils descendent des anciens conquérants de la |)res(pi'i!<' (le l'Inde. Leur caraclère, leur taille, et sur-

38 SOUVEMUS D'UN VOYAGE

loiil leurs cosluiiios, les (lisliiigiicnt de suite des |)i'<>-

iiiiers.

Les vrais Hindous sont paress 'U\ , doux, assez hos- pitaliers, et par-dessus tout très-superstitieux. La tem- pérance est une de leurs vertus, et leurs passions cal- mes et rélléchies n'excitent chez eux aucune de ces grandes actions qui élèvent l'homme. Ils pensent et ré- pètent souvent qu'il vaut mieux s'asseoir que marcher, être couché qu'assis, dormir que veiller, et (pie la mort est préférable à tout. Cette maxime, puisée dans leurs livres sacrés, sufïirait pour donner une idée de l'état des Hindous, si l'histoire ne venait à l'appui de ro])servation des voyageurs. Jamais es Hindous n'ont connu la gloire, souvent ils ont plié sous le joug de téméraires con(pié- rants sans jamais le devenir eux-mêmes.

Leur teint est jaune-cuivré; ils sont naturellement propres sur eux el dans leurs maisons, d'une constitu- tion plutôt faible que forte, surtout sur les bords de la mer. Hs ont adopté un costume convenable pendant les chaleurs, mais trop léger pendant les moussons; aussi la mort les décime-t-elle à cette époque. Les hommes sont nubiles de quatorze à ({uinzeans et les femmes de dix à onze ans, c'est l'âge auquel se font communément les mariages ; le climat contribue puissamment à les vieillir, et à vingt ans les femmes sont déjà flétries el vieilles.

Leurs croyances religieuses sont très-compliquées : ils leconnaissent dans Para-Brama le Créateur univer- sel , sous les ordres duquel se trouve le Triinourli ou Irinité, composé de lirama ou créateui-, Wishnou ou conservateur et Scidva ou destructeur. Viennent

DANS L'rN'DK. 39

a|)r(''s los l)oiis ^('■iiics ou déoukis , et les mauvais nies ou di'illi (jui ont pour c\w( Hlmssassour ou Salan.

De toutes ces puissances célestes, c'est Schiva, le des- tructeur, qui a le ])lus iVadorateurs; puis vient Brama, qui est le plus respecté. Celte précaution religieuse, si opposée à nos croyances, annonce bien un peuple crain- tif et superstitieux.

Wishnou est néanmoins le plus célèbre; il s'est in- carné, (lit-on, neuf fois, et la dixième précédera 'a lin du monde de (|uelques milliers d'années. Vient après une armée de divinités de troisième ordre : ce sont Agni, dieu du feu; Téhandra ou la lune; Indra, dieu des météores; Yama, la mort; Pavan, dieu des vents et de la musique, etc., etc.

Les Hindous croient à la métempsycose, et c'est par suite de cette croyance qu'ils refusent de manger de la viande et qu'ils ont même pour certains animaux une grande vénération. La métempsycose, prise à la lettre, ne peut fournir matière à aucune discussion; raisonnéc scientiliquement, elle s'appelle équilibre de la puissance vitale, peut s'expliquer en partie, et ne s'écarte en rien des dogmes auxquels nous avons foi. De même que les éléments qui, par leur équilibre, entretiennent l'harmo- nie des mondes en s'opposant mei'veilleusement l'un à l'autre, de même le fluide vital, répandu avec profusion par la Providence, ne peut cesser d'animer des êtres et fait partie de cet ensemble parfait, de ce mystère impé- nétrable, marqué au sceau de Dieu, et que nous appe- lons la création. Dieu en plaçant l'homme sur celte terre avait lixé les limites de l'empire qu'il lui accordait sur tous les animaux, dont il le distingua d'une manière si

M SOliVEMRS D'UN VOYAGK

provident it'Ilc. Mais il lui laissa avec oux dos rapports trop nomidoux et trop palpables pour que notre orgueil se refuse à les reconnaître. A l'animal, il donna la vie, l'instinct, la ruse, la force et le néant; à l'honimc la vie, l'intelligence, qui, bien supérieure à l'instinct, le fait triompher de a ruse et de la force, et, de plus, il eut en partage une âme immatérielle, immortelle. Le fluide vital qui l'anime, le fluide électrique qui l'excite, ne diflërent en rien du fluide vital qui anime les ani- maux, du fluide électrique qui les excite. Dieu a répandu l'un et l'autre dans des limites invariables. C'est pour cela que, prévoyant la multiplication de l'es- pèce humaine, plus forte que toutes les autres, il créa d'abord, et avant que l'homme ait pu s'emparer de tous les points habitables du globe, des animaux gigantes- ques, réservoirs du fluide vital; animaux qui devaient, par leur anéantissement et leur destruction complète , céder la vie dont ils n'étaient que dépositaires provisoi- res, à des races privilégiées plus nombreuses, mais ab- sorbant moins de fluide vital que les premières. Mous ne trouvons que les traces de ces géants du monde, que le principe vital abandonnait suivant les besoins pro- giessifs du développement de l'espèce humaine; mais nous savons qu'ils existaient lorsque la population du globe, faible encore, n'envahissait pas et la vie et la matière. Comme tout ce qui préside à l'harmo- nie des mondes se fait mystérieusement et sans que nous puissions nous en rendre un compte exact, ce n'est sans doute que bien insensiblement que ce prin- cipe vital passe successivement d'un être à un autre ; mais de même que l'accumulation du fluide é'ectriquc

DANS i;i>'i)i:. 'il

sur un point ne [x'ul se faire sans oraj>('S , de niènic raccunmlalidn du principe vital ne peut se concontior sans qu'il paraisse de ces fléaux qui décinienl.

Dans le cours ordinaire des lois de la nalure, lui corps ne perd la vie <ju'en l'abandonnant à d'autres (jui s'en enqiarenl de vive force, ou sur lesquels il la l'éparlil , l'entretient ou la renouvelle. Par (juoi donc sont animées ces ni^ riades de vers qui dévorent un cada- vre en ne laissant ([ue la matière? on se sont-ils formés? ont-ils pris la vie é|)hémère <[ui no leur a servi qu'à l'accomplissement d'une loi de nalure ? que devient après eux le principe qui les anima un jour? Il se porto sur d'autres êtres et vivilie successivement et sans s'é- puiser toutes les créatures, sans laisser reconnaître cel- les (|u'il abandonne et celles qu'il choisit. Le lluide électrique se conduit-il autrement? est-il moins subtil, moins pénétrant? pouvons-nous suivre sa marche? De même quels fluide vital, nous ne le reconnaissons qu'à ses effets. L'un et l'autre nous échappent malgré nous, l'un et l'autre se combinent à nous sans que notre vo- lonté intervienne; c'est, sans doute, frappés de cette IransmissibilUé de la vie , que quelques philosophes égarés ont cru pouvoir exploiter la superstition en sou- mettant les hommes à certaines lois qui promettaient la honte ou l'espérance à leur vie bonne ou mauvaise; c'est le châtiment ou la récompense promis par toutes les religions. Ce dogme a être préféré à celui du néant par l'homme , qui a toujours eu horreur de la mort; ce dut être pour lui une consolation de penser que la vie n'abandonnait son corps (|ue pour prendre une autre forme.

0

1x2 SOIVEMRS DLN VOYAGE

Ipse ego, nom niemini, Irojaiii Icinpun' In-lli Pmthoïdes Euphorbuseram. Viiumi.k.

Le dogme de la mélcnipsycose csl le plus ancien de l'univers; l'on ne peut s'étonner de le \oir encore ré- jiandu dans une grande partie de l'Inde lorsque la my- thologie de tous les peuples le proclame, et que nos livres sacrés en fournissent de nombreux e\em|des, si extraordinaires (]u'on les attribue tous à des miracles.

On me pardonnera sans doute cette digression, mais je compiends qu'elle doit être courte; aussi je termi- nerai en disant que, par la volonté de Brama, les Hin- dous sont divisés en quatre castes principales : les liranies, voués au sacerdoce, ont été tirés de la tète cl particulièrement de la bouche de Brama; '2° les yallngas ou guerrieis sont formés de ses bras; 3" les tHiiscias ou agriculteurs viennent de son ventre; A" en- lin les soutiras, artisans, ouvrieis et domestiques, ont ét<i extraits de ses pieds (1). Viennent ensuite deux castes malheureuses et méprisées, celle des Parias et celle des PaiiUas.

La tribu des Parias est fort nondireuse, dit fauteur des Tableaux de l'Inde, elle est plongée dans l'état d(!

(I) L'opinion communi:' sur «s quatre corps ou casti'S est que les Brames sont sortis de la tète de Brama ; et c'est pour cette raison qu'on les regarde comme des hommes pri\ilégiés à qui cette divinité a commu- niqué son esprit et sa sagesse. On fait naître les yaltagas ou rajas de ses épaules, parce qu'ils soutiennent le gouvernement et qu'ils |)or- lent les armes pour la défense de la patrie. Les vaiscias doivent leur origine à son ventre, parce qu'ils constituent le corps d'état qui s'oc- cupe de l'entretien el de la nourriture du corps. Enlin , on fait sortir les soudras des ]iicds de ce dieu, \oulant marquer par tout ce qu'il y a de pénible dans la vie , parce (jue leur caste est composée d'arti- sans et de mercenaires qui vaquent aux ol'lices les plus fatigants.

DANS L'INDi:. ^i:'.

(lt''gi;i(l;Ui(iii le plus abject. Le plus dur esclavage serait un bienfait en comparaison de la situation de ce peu- ple au milieu des castes qui l'entourent. Toutes ces cas- tes les considèrent, non-seulement comme des objets do mépris ici-bas, niais encore comme entièrement exc'iis (le toutes les joies du mondi^ à venir. Les liumilialions dont on les abreuve, par suite de ce [)r(''jugé, partout on les rencontre, révoltent l'humanilé et |)assent toute imagination. On leur interdit le moindre privilège de l'homme en société; on les ravale à la condition des plus vils animaux. Le paria n'a de communication qu'avec les seuls individus de sa caste; et toutes les fois <iuc son ombre ellleure seulement un objet appartenant à unniendd'e d'une caste supérieure, il en résulte une profanation. Si c'est un aliment, il est jeté à l'instant; si c'est un meuble fragile, on le casse; si c'est un bijou de prix, on n'en fait disparaître la souillure qu'à l'aide des purifications les plus rigoureuses.

Le meurtre d'un paria n'a point de peine correspon- dante dans la loi; on se contente d'infliger au meurtrier une amende, qui est mémo rarement perçue si ce n'est dans des cas tout à fait graves. Les travaux les plus dé- goûtants sont le partage de ces êtres al)liorrés , ce sont eux qui relèvent les immondices dans les villes et dans les villages. La nature malsaine de leurs occupations, et leur manière de vivre misérable, les rendent sujets à des maladies dégoùlanles. Ils se regardent eux-mêmes connne si iujpurs en conq)araison d'un bramine, qu'ils n'osent paraître en sa présence qu'en se dévouant à une mort expiatoire, ou tout au moins à quebiuc supplice é((ui- valenl. Si mu membre d une aulic casl'' veut bien des-

lih SOUVENIRS D'UN VOYAGK

cciulro jusqu'à ad rosser la parole à un paiia, celui-ci, pour lui répondre, se couvre la bouche avec la main , dans la crainte que son haleine ne souille l'alinospiière que respire son interlocuteur.

Jamais ces malheureux proscrits n'entrent dans un temple, et ne prennent part aux cérémonies de la reli- gion. Ainsi, méprisés par les auti'cs classes, exclus de tout commerce avec elles , les parias sont réduits à une vie errante et privés de toute ressource, puisque c'est une œuvre méritoire de les humilier, et un péché de les secourir. Plongés dans le plus profond denùment, ils sont exposés à périr dans l'épuisement d'une longue agonie; à moins qu'ils ne recourent, pour se sustenter, à des moyens violents, qui ne font qu'accroître l'horreur qu'ils inspirent. Ainsi, délaissés et frappés des stigmates d'une injuste dégradation, souvent ils se retirent au fond des jongles, fujant la vue des hommes qui les poursuivent de si abominables traitements; et , ils achèvent leur misérable vie, réduits à la condition des brutes , per- dant l'énergie de leurs qualités morales, et cherchant leur proie comme des bêtes sauvages. Si la société est en perpétuelle hostilité avec eux, ils n'usent que trop de représailles. Souvent ils (inisseut par se livrer à ce |)illage organisé qui est un des fléaux de l'Inde. Réduits à ce point, ils deviennent les plus désespérés, les plus féroces des brigands appelés Dacoïls. Faut-il s'en éton- ner? et ne doit-on pas quelque indulgence à des mal- heureux que leurs semblables condamnent sans raison à l'abandon le plus révoltant? Aussi la vengeance qu'ils tirent de leurs oppresseurs est quelquefois terrible ; mais leurs brigandages sont isolés, le plus grand noudtrc

DANS L'INDE. /i'>

(roulic ou\ se soiiiiiot <'\vec courage aux plus aUïruscs privations. On lésa vus, dil-on, se glisser hors des jon- gles, lorsque les fruits de la forêt ont cessé de suffire à leur misérable existence, et gagner les liords du Gange, , à la faveur de la nuit et à l'abri des regards, ils liainent sur le rivage les cadavres flottants qu'ils aper-

(.•oivent, pour assouvir, dans d'horribles festins, la ^ 7

rage de la faim qui les tourmente et les exténue. ^^

Les villages parias doivent être assez éloignés des O ^(,

villes ou des habitations du reste de la nation pour h^ l

(ju'il y ait une dislance assez, considérable, pour que iilii

le vent ne communi(pie pas des influences im[)urcs et 0. \^

contagieuses. Ces villages sont appelés parelchiris. Il q-

est défendu aux parias de puiser de l'eau tians les puits '^ *L

(les autres castes ; ils en ont de particuliers aux environs à^

de leurs demeures, autour desquels ils sont obligés de mettre des os d'animaux alin qu'on les reconnaisse et ((u'on les évite.

Le service des temples est l'ait par les Dévédassis (1) ou Bayadères. La grâce et la beauté sont les conditions

(I) Ces créatures dégradées nappai tiennent pas a une caste particu- lière; elles sortent de toutes les castes inférieures pour y rentrer quand elles ont perdu leur jeunesse et leur beauté. Les brames, aux plaisirs desquels ces liUcs sont destinées , les choisissent dans l'enfance et les font élever par de vieilles bayadères pour les fonctions qu'elles sont appelées à remplir, et qui ne se bornent pas au service de la pagode : la jalousie de leurs maîtres ne peut aller jusqu'à renoncer à une bran- che lucrative de commerce. La passion des Hindous pour la danse pas- sionnée, qui n'est permise qu'aux bayadères, est pour les riches un su- jet de profusion dont les prêtres tirent un grand parti. Ces danseuses paraissent à toutes les fêtes et sont louées à des prix très-élevés ; à ces bénéfices ostensibles se joignent d'autres profits secrets dont l'autel réclame encore sa part : le reste, transformé en bijoux précieux, orne la bayadére et lui a-sure de nomeaux droits à la générosité de ses nom- breux adorat<'urs. Laplace.

A6 SOUVENIRS D'UN VOYAGE

cssonlielles d'admission; leur talent est de séduire et de charmer : elles ne négligent rien pour atteindre ce but; la recherche de leur costume, l'or, les pierreries, tout est employé pour attirer les regards. Le prix de leurs faveurs est une offrande à leurs divinités. Lorsque ces malheureuses sont usées par les excès de leur exis- tence déréglée, elles sont renvoyées du temple, et trou- vent bientôt des maris , (pie leur vie passée n'éloigne pas; et lorsqu'il arrive qu'elles refusent de rentrer dans leurs castes , elles sont conservées par les brames qui veulent bien consentir à leur conlier les soins de pro- preté des lieux sacrés.

De toutes les cérémonies religieuses en usage dans l'Inde, la plus atroce et la plus extraordinaire est sans contredit celle des funérailles d'un homme puissant. La veuve, autant par tradition que par lierlé, et plutôt par nécessité que par sa volonté, se fait traîner au foyer (pii doit la brider, alin qu'elle ne survive pas à son mari. Ces sacrifices, que le fonatisme seul peut propager, s'appel- lent sul(ies{[)-^ heureusement ils deviennent chaque jour

(I) Ci'tte cérémonie se fait avec beaucoup de faste; ses préparatifs \aricnt dans chaque caste. L'usage le plus commun est qu'aussitôt après la mort du mari on place la femme devant la porte de sa maison, dans une espèce de tente ornée. Elle no mange plus , ne fait que mâcher du bétel, et prononce sans s'arrêter le nom du dieu de sa secte. La vic- time est parée de tous ses bijoux et de ses plus beaux habits, comme si elle allait se marier. Les brames l'engagent à s'immoler, en l'as- surant qu'elle va jouir d'une félicité sans bornes dans le paradis , elle deviendra la femme de quelque dieu qui l'épousera pour la récom- penser do sa vertu. Ils lui promettent que son nom sera célébré par toute la terre et chanté dans tous les sacrifices. Pour la disposer à celle action héroïque ou plutôt insensée , à laquelle la loi ne les oblige cependant pas, les brames emploient des breuvages dans lesquels ils mêlent de l'opium alin d'exciler son imagination et d'obtenir une obéissance passive. Le faiiali.'ime peut bien la faire consentir à un

DANS L'IXDF. !\1

plus laic's, (nioi<iu'on ne puisse leur opposer que la rai- son, el plusieurs caslcs y ont renoncé. On a cité dans les annales maritimes un exemple qui prouve qu'il ne serait pas si diflicile qu'on le pense, de faire cesser une habi- tude aussi l)arltare. Pour empêcher une jeune veuve de la ville de Tirnoular, près de Karikal , de se brûler sur le corps tie son mari , le gouverneur français lui a fait pro- poser une rente de quatre-vingts roupies, ce (jui répond à peu près à deux cents francs de notre monnaie, et la proposition fut acceptée. La veuve s'appelait Sarouvan- gatama. Elle adressa au commissaire de la marine de Karikal la réponse suivante ; elle lui a été inspirée par la reconnaissance sans doute , mais le style ferait sup- poser qu'elle a été préparée par un autre que par elle: « Je dois à votre bonté ma nouvelle situation, et à votre sollicitude d'être admise parmi les personnes qui tien- nent leur existence du roi. Revenue en quelque sorte au monde, il est naturel que je vive des bienfaits de celui au nom duquel j'y ai été rappelée. Le devoir impérieux

pareil sacrifice; mais il faut avoir perdu la raison pour le consom- mer. Pendant qu'elle s'avance vers le théâtre funeste elle va termi- ner sa vie, souvent à la fleur de l'âge, et lorsqu'elle arrive à ce lieu d'horreur, les brames ont grand soin de la distraire de ses regrets par des chants l'éloge de son héroïsme est mêlé. Ce concert homicide sou- tient son courage au milieu des avant-coureurs de la mort ; le bandeau de la superstition couvre ses yeux , le moment fatal approche elle va Hre dévorée par les flammes. Alors, d'une \ oix entrecoupée de sanglots, elle fait ses adieux à ses parents, qui la félicitent, les larmes aux yeux, du bonheur qui l'attend Elle leur distribue ses joyaux et les embrasse pour la dernière fois. Après avoir fait trois tours, selon l'usage, autour de la fosse ardente, elle s'élance au milieu des flammes. Aussitôt quan- tité d'instruments font retentir l'air des sons les plus aigus pour empê- cher le peuple d'entendre les cris lamentables qu'un aussi horrible sup- plice doit arracher à ces malheureuses victimes. On augmente l'activité du feu en y répandant une grande quantité d'huile, et l'héroïne est bien- tôt consumée. So.nnerat.

.'iS SOUVEMIIS U'UiN VOYAGE

que j'allais remplir, n'a point été aoconipli; \otie liti- maiiilé et votre persévérance s'y sont opposées. V(jus m'avez entraînée, contre ma volonté et l'usage de mes semblables, à une action qui me procure la vie heu- reuse et douce que vous venez d'assurer. Je n'ai pas sans doute assez pensé au bonheur de la vie future, j'ai cédé à vos insinuations; mais j'espère ({ue mes prières me rendront Schiva favorable, et que, le jour je se- rai à ses pieds, il me pardonnera d'avoir vécu sur cette terre une seconde fois bramine. Votre persuasion a vaincu une résolution que je croyais inébranlable. Je ne suis phis ce que j'avais été , et je ne voudiais pas changer ce que je suis. Ma reconnaissance pour vous sera celle d'une lille soumise; elle ne Unira (|u'avec ma vie. »

11 sera d'autant plus facile de faire cesser un abus aussi cruel qu'il y a fort peu de femmes qui s'y sou- mettent de bonne grâce, et toute la ruse des brames ne suflit pas pour étouffer les sanglots et les cris des victimes. La cérémonie commence et se termine par les chants des brames , secondés par le bruit de certains instru- ments discordants qui couvrent le mj stère de la rési- gnation des veuves et n'enlèvent pas à d'autres le cou- rage de s'y soumettre; c'est d'ailleurs un supplice au- (juel se rend la patiente déjà demi-morte |)ar l'emploi de narcotiques puissants. Il est donc facile de compren- ilre que la conviction n'entre pour rien dans le sacrilice.

A Pondichéri l'Européen de bon ton ne peut sor- tir qu'en palanquin, sans déroger à sa dignité; les voitures y sont très-rares, mais le palanquin les rem- place peut-être avec avantage à cause de la température.

DANS I.'INDI'. /i9

On racontt^ (|ue la prciiiii'-io Ibis (|ii(^ lo youveriicui' M. de Mélay, onmijô trèlro porté constamiiKMil, parut à piod lo soir à la pronicnaclo , mais suivi de sa voiLuro ot dos palanquins lit" sa société, les habitants do Pondi- chéri crurent (pi'ils étaient menacés d'un grand mal- heur.

Le palancpiin remplace la chaise de poste; c'est en |)a!anquin que les voyageurs se rendent d'une extrémité de rinde à l'autre, en franchissant les passages les plus diUicilcs. Les Télingas qui le portent sont relayés de distance en distance, et partout sur les chemins fré- quentés on rencontre des indixidus voués à ce genre de service. Un relais se compose de douze porteurs et d'un chef responsable ; il y a peu d'exemples de l'abus que peuvent faire ces Tndiens au milieu d'un pays l'on voyage isolé, et en quelque sorte livré à la merci des gens qu'on emploie.

La religion des Hindous leur défend de tuer des ani- maux, si ce n'est comme offrande à la Divinité; et celte interdiction s'étend même aux animaux immondes. Mais cette loi n'est pas généralement observée : quel- ques castes seulement y restent lidèles. Le soin de leur conservation , la propreté et même la sensualité font quelquefois déroger à ce principe; mais, par com- pensation, il n'est pas rare de voir des Hindous, scru- puleux observateurs de la loi , souffrir la faim plutôt que de consentira manger de la viande ou des aliments préparés par des parias.

On raconte qu'un Hindou, monté à bord d'un navire de la Compagnie pour aflaires de commerce, s'y en- dormit après avoir pris une trop forte dose d'opium,

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(JiiimkI il si'ri'M'illa il s'upcrriit que le vaisseau avait levé l'ancre, el se tiouxail «léjà à |)liisieurs lieues au large. Il Y avait à lioid l)eaucoup ilo lascars ou matelots indi- gènes; mais, comme ils étaient tous d'une caste infé- rieure à la sienne, il dédaigna leurs provisions de route el n'osa y toucher, les regardant comme souillées pai- leur contact. Le capitaine du navire, fort indifférent aux superstitions indiennes, refusa de mettre un canot à la mer pour le reconduire au rivage , alléguant la perte de temps. Le pauvre malheureux n'eut donc plus d'au- tie alternative (pie d'aller jusqu'à Madras avec le vais- seau, laissant sa famille dans une entière ignorance de ce qu'il était devenu. Quand on lui eut communiqué la résolution impitoyable du capitaine, il se coucha sur le pont, d'un air sombre et chagrin, sans remuer ni parler, et resta deux jours dans cet état, n'ayant, dans cet intervalle , ni mangé un morceau, ni humecté d'une goutte d'eau ses lèvres desséchées. Le navire était alors au moins à cent lieues de Bond)ay ; mais, comme il fiii- sait voile pour Madras, il ne s'éloigna guère de terre, et suivit la cote jus(ju'au cap Comorin, en vue ducjuel il arriva le tioisième jour, n'étant plus ([u'à vingt lieues du rivage.

Dans l'intervalle, le pauvre Hindou , frappé d'horieur à l'idée de périr au milieu d'une race d'hommes souil- lés et impurs à ses yeux , supplia le capitaine de lui faire donnci- une barre de bois pour l'aider à gagner terre avec la marée. Le point le plus rapproché était Mangalore; cependant on en était encore à seize lieues. On lit droit à sa demande, et on jeta à la mer une barre sur laquelle il saula; puis, l'eau étant calme, il

DANS L'INDE. 51

se confia au caprice des flots , environné de requins el expose à mille autres dangers. On ne sut jamais si ce malheureux fanatique parvint à gagner le rivage en vie. Assurément les chances ne favorisaient guère son en- treprise.

SOLVE.MUS D'LN VOVAGIO

Ik Pondichéri à Ptdo-Vinaïuj , Malaccu, Singaponre, Batavia.

J'avais visité presque tous les environs de Pondichéri, et je me pronioltais bien de continuer mes excursions, lorscjue l'Aslrolabe vint mouiller en rade de Pondichéri. Ce bâtiment venait de Madras et se rendait à la côte de l'Est, il devait faire plusieurs stations. Le capitaine, (|ue je connaissais , proposa de me prendre à bord avec mes chasseurs, et de me ramener à Pondichéri après m'avoir fait explorer Pulo-Pinang, Maîacca , Singa- poore et une partie de l'ile Java, il de\ait s'arrêter assez de temps pour me permettre de chasser. J'accep- tai avec reconnaissance et sans hésiter une aussi ai- mai)le proposition , et mes préparatifs furent bientôt faits.

Nous devions mettre à la voile dans les premiers jours de novembre, et je dus proliter du temps qui me restait poui- emi)aller avec soin tous les produits de mes chasses précédentes et assurer leur conservation. Ce travail terminé, je me procurai quelques ouvrages publiés sur le pajs que j'allais parcourir, et je les lus avec beaucoup d'intérêt.

Le 8 je me rendis à bord , et le lendemain dès le ma- lin nous faisions voile pour Pulo-Pinang, pays nouveau pour moi , et nouvelles espérances. Bientôt nous perdî- mes la côte de Coromandel de vue, et notre navigation fut assez heureuse. Dix jours après nous avions tra- versé le golfe du Bengale, et nous nous trouvions de-

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DA.NS L'INDt:. 53

Muit les îles INicobar : nous eûmes alors un peu de mau- vais temps, les venls nous contrarièrent pendant quel- ques jours 5 et ils s'étaient fait sentir à la côte, car nous rencontrâmes l)eaucoup de goëmons ou varecs.

Enlin, le 1" décembre, nous approchions du détroit de Malacca. Le capitaine prescrivit alors la plus grande sur- veillance; les armes furent vérifiées et préparées : nous avions à redouter l'approche dos pirates malais, qui sont très-nombreux, et s'organisent en flottilles pour surpren- dre les navires pendant la nuit. JNos précautions furent heureusement inutiles, et, après être restés quelque temps en vue de l'île de Pulo-Péra, qui n'est qu'un rocher pres(iue inaccessible , nous aperçûmes bientôt Pulo-Pi- nang, ou île du Prince-de-Galles, qui se présentait sous un aspect assez agréable. Le 6 une élégante pirogue nous amena un pilote , et nous mouillâmes devant le fort de la Ville-Georges, au milieu d'un assez grand nonil)re de l)àti- ments, parmi lesquels on remarquait des jonques chi- noises, que je visitai avec plaisir. Le capitaine de l'As- (rolabe eul la bonté de m'accompagner à bord d'une de ces jonques , dont le commandant chinois nous lit gra- cieusement les honneurs. INos compliments furent échan- gés avec lui à l'aide d'un interprète; et il ne voulut pas nous laisser partir sans nous offrir du thé à la mode chinoise , c'est-à-dire sans sucre. Après cette visite, nous nous rendîmes à terre pour nous promener dans la ville. INous parcourûmes une longue rue formée de deux rangs de l)outiques paraissait régner la plus grande activité. C'était un vrai bazar ; chaque magasin portail une enseigne en lettres chinoises. Je remarquai une mos(juée pour les musulmans, un temple pour les Ar-

5^1 SOUVENIRS D'UiN VOYAGE

ménicns, une église catholique, un temple protestant, et un autre temple chinois. D'après un des derniers recensements de l'ile, la population était de 37,902 ha- bitants dont i;3,7G9 Malais ou Roughis et 7,55'2 Chi- nois; le reste se composait de Choulias, Bengalis, Ar- méniens et Européens.

Notre séjour à Pulo-Pinang devait être fort couil; aussi , après avoir visité les points les plus remarqua- bles de la ville, je fis mes dispositions pour explorer les environs, qui m'intéressaient beaucoup plus. Dès le lendemain je partis pour la chasse , suivi de mes deux Malais. La campagne est fort belle, on y trouve des routes assez bien frayées : la végétation est riche et vi- goureuse ; on rencontre un grand nombre de cocotiers, des aréquiers et des bananiers. Les maisons de canqja- gne ne ressemblent plus à celles de la ville; elles sont construites sur pilotis, sans rez-de-chaussée, et l'on n'y arrive qu'à l'aide d'une échelle. Elles ont rarement deux étages, et, quoique singulières, elles sont cepen- dant d'un aspect agréable.

Je fus assez heureux pour rencontrer quelques oiseaux que je tuai; je reconnus (ju'ils ne différaient pas des mêmes espèces que je m'étais déjà procurées sur la côte de Coromandel. Après avoir chassé une partie de la matinée, nous fîmes une petile halte pour déjeuner. Des noix de cocos firent tous les frais de ce repas, qui me parut excellent. Je continuai de marcher sans di- rection arrêtée; ne connaissant pas le pays, je m'avan- çais à l'aventure. Je tuai plusieurs oi.seaux nouveaux, parmi lesquels je reconnus avec plaisir V lulolius piiellus, el, (lieiuin faisant, j'avais i(''((»llé (|Ui'l(|ues plantes rcniar-

DANS L'INDl';. 5")

(|ual)l('s. Enriii, l()r.s(|uo nous eûmes notre chai'j^c, il fallut bon gré mal gié songer au retour. Je repris la route (le la ville, nous attendait un canot <[ui nous ramena à bord de l'Astrolabe, je mis de suite mes plantes en presse, pendant (jue mes Indiens préparaient les oiseaux.

Le lendemain, le capitaine et les officiers du bord se réuniient à moi pour foire une partie de chasse sur la presqu'île malaie; mais nous ne fûmes pas heureux, ou plutôt nous fûmes tout autant occupés des cu- riosités qu'offre le pays que de la recherche des animaux. Je tuai cependant un aigle pécheur, des martins et des aigrettes blanches. Les marlins se trou- vent fréquemment autour des troupeaux; ils se posent sur les buffles, ils trouvent de nombreux insectes. Après une journée de fatigue sans grand résultai, nous nous dirigeâmes vers le bâtiment, et il était temps d'y arriver, nous avions tous besoin de repos. nous attendait l'évèquc de la mission de Cochinchine : sa présence s'expli({ua par quelques tracasseries éprouvées par les prêtres catholiques.

Peu content de mes premières chasses, je voulus faire une excursion sur la montagne des Signaux, peu éloignée de la côte. Un négociant qui vint nous voir à bord nous avait invités à nous rendre à une maison de campagne qu'il y a fait construire. Nous partîmes de grand matin avec un canot, et, arrivés à terre, nous trouvâmes des chevaux de selle qui nous étaient envoyés par notre amphitryon, M. Rewely. Un petit chemin mal frayé à travers une forêt vierge nous conduisit au pied de la montagne ; nous entendions de temps à autre

.".() SOUVENIRS D'UN VOYAGi;

les cris aigus des singes et le chant de (luelques oiseaux (|ui ne se firent pas voir. Je tuai deux singes malgré leur agilité et leurs singulières grimaces. Enlin, et non sans peine, nous arrivâmes au haut de la montagne M. Rewely nous attendait pour nous conduire à sa maison. On nous servit du thé et quelques gâteaux : c'était peu pour des gens affamés, il fallut s'en conten- ter. Après une honne nuit et malgré l'exiguïté du repas de la veille, je me mis en chasse, et le plaisir que j'eus dans la montagne me fit facilement oublier l'abstinence à laquelle l'usage du pays me condamnait. Je lis une journée remarquable par la beauté et la variété de mes victimes. Le soir même, on proposa pour le jour sui- vant une chasse au tigre ; c'était ce que je désirais le plus ardemment. A la pointe du jour nous nous mîmes en route pour l'île de lîouton-Cavvanes, nous emme- nâmes M. Bouchaud, qui allait visiter la mission chi- noise. Après une heure de traversée nous arrivâmes à l'embouchure d'un petit ruisseau qui nous servit de port, et, après avoir marché quelque tenq)s, nous reconnûmes le lieu du rendez-vous. se trouvaient rassemblés quelques propriétaires que les tigres avaient visités pendant la nuit, et qui nous racontèrent toutes les pertes que ces cruels visiteurs leur disaient faire chaque jour.

La chasse aux tigres ne se fait que la nuit et dans le plus grand silence. Nous montâmes, à l'aide d'é- chelles, sur des arbres entre les branches desquels on avait préparé de petites plates-formes, et nous avions à peu de distance et devant nous une vache qui, atta- chée à un piquet, devait servir à attirer l'ennemi. A la

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DANS L'INDi:. 57

lin ilii jour nous nous mimes donc à l'aH'iU ; mais, tomme cela arrive souvent, les tigres ravageaient un troupeau voisin ])enclant ([ue nous les attendions perchés sur nos arhrcs et n'osant pas même nous parler, dans la crainte de les détourner. La patience ne nous manqua pas, nous entendions à peu de dislance le l)ruil qu'ils l'aisaienl; mais aucun d'eux ne vint de notre côté, et il Callul y renoncer pour ce jour-là. Le lendemain, nous fiuues plus licureux; car à peine élions-nous postés <[u'un tigre vint sauter sur la malheureuse vache, qui se défendit peu. Mon chasseur et moi nous finies feu en même temps, et le tigre roula sur l'herhe. Revenu de la première émotion inévitable en pareille circonstance, je crus remarquer qu'il n'était que blessé, et qu'il pourrait bien se jeter sur nous si nous descendions de notre arbre; aussi, par précaution, je lui envoyai une balle dans la tète, et cette fois nous allâmes à lui sans crainte. Tout lier de ma chasse, je rapportai mon tigre en triomphe, et ce n'est qu'à regret que je songeai au départ. J'aurais voulu tuer plusieurs de ces animaux ; mais il fallait rentrer à bord, le capitaine m'alten- tlait pour mettre à la voile. Mes Indiens dépouillèrent la victime, et je n'emportai (jue sa tète et sa peau. Arrivé à bord, je reçus les compliments de tous les officiers, (jui regrettèrent beaucoup de n'avoir pu m'accompa- gner dans cette excursion.

Le lendemain on leva l'ancre et nous finies roule vers Malacca, nous arrivâmes le 25 décembre.

La ville de Malacca fut fondée en l'io'i, pai' un prince malais qui fut chassé de ses États par un sou- verain de Java. Les Portugais, sous Albuquerque, s'en

58 SOIVKNIRS D'UN VOYACi;

cuipairioiil eii 1511, cl elle devint un do louis prin- cipaux clal)lisscmcnts cl la clef de leur coumicrce dans les mers au delà de l'Inde. Les Hollandais raltaquèrenJ en vain en 1505 ; ils s'en emparèrent cependant en HîA 1 après une résistance opiniâtre. Les Anglais la leur enle- vèrent en 1795; mais la colonie de l'île du Prince-de-Gal- les en diminua beaucoup l'importance. A la paix de ISH ils la restituèrent aux Pays-Bas, qui l'ont cédée à l'An- gleterre en 1823. La ville est défendue par un fort réside le gouverneur; les rues sont pour la plupart larges et belles; il y a une bonne rade pour les gros navires. On exporte de Malacca de l'élain, beaucoup de poivre, du sagou, des rotins, des dents d'élé[)liant et de la poudre d'or ; les importations consistent en opium, soie et dollars. Le commerce est moins actif qu'autrefois, dit-on; beaucoup de navires préfèrent l'île du Prince-de-Galles, il se trouve une plus grande variété d'articles à exporter.

J'avais des lettres de recommandation pour M. W. Leurs; je me rendis de suite chez lui, et il eut la bonté de m'ofliir des guides pour m'accompagncr dans mes promenades : ce que j'acceptai avec d'autant plus de plaisir que l'on fait souvent de fort mauvaises ren- contres, et que les hommes y sont parfois plus à crain- dre (jue les bètos féroces. Noire séjour à Malacca fut de peu de durée; mais mon temps y fut bien employé, et mes collections s'y enrichirent beaucoup. Je me lis conduire dans une forêt peu éloignée de la ville, et j'y tuai plusieurs espèces de singes, des cerfs et des anti- lopes; c'est que je me procurai un assez grand nom- bre de calaos et des faisans argus. Je fus aussi assez

DANS L'INDE. 59

liouicii\ pour tuer un jcuno ligrc, quclcjucs sangliers cl deux boas monstrueux; je trouvai encore un grand nombre d'insectes. Le plaisir d'une chasse aussi pro- ductive ne me fit pas oublier les plantes, que je désignais à un Indien (jui n'avait rien autre chose à faire qu'à récolter les objets que je voulais emporter, et (|ui le faisait avec assez d'intelligence. Malheureusement nous ne pouvions nous arrêter que quelques jours dans les endroits qui me promettaient les plus abondantes récoltes et les chasses les plus heureuses. Les environs de Malacca, fort beaux et entrecoupés de collines et de vallées très-fertiles, sont cultivés avec peu de soin; ils produisent principalement du poivre.

Le 31 décembre, nous nous mimes en roule pour Singapour, nous arrivâmes après deux jours de mer. Dès notre arrivée, notre premier soin fut de visiter ville. L'aspect qu'elle offre le soir est des plus curieux. Elle est éclairée par un grand nombre de lampes entou- lées de globes en papier blanc, sur lesquels sont tracés des caractères chinois de diverses couleurs. Nous entrâ- mes dans quelques magasins ; les marchands sont très- froids, peu engageants : on les dit fourbes et voleurs. Le commerce y est plus florissant (|ue dans les pays que nous venions de voir. Par sa position, Singapour est l'enlrepôt du commerce de la Chine et du Bengale. La ville est partagée en deux parties : l'une est la ville chinoise, l'autre est habitée par les Européens et le gouverneur. Pendant que nous y étions, on fit de nombreuses processions pour obtenir l'arrivage de plu- sieurs jon(|uos (pi'on attendait. Singapour n'avait été, jusqu'en I.S18, qu'un repaire de pirates; les Anglais y

60 SOUVF.MHS D'UN VOYAGK

ont foriiu' depuis un étal)lisscmont (|ui a fait en foit peu (le temps des progrès très-rapides en population, en rieliesse et en bien-être: ce qu'il doit, indépendamment (le sa j)Osition heureuse, à un commerce libre et à des lois justes et égales pour les hommes de toutes les croyances cl de toutes les couleurs.

On dit aussi (jue la prospérité de cet établissement est due en grande partie à sir Stamfort-Rafïles, ([uoi- (|ue la Compagnie anglaise des Indes orientales soit parvenue à faire supprimer une partie des lois justes et bienfaisantes que ce gouverneur avait établies, et qui étaient une criti(jue amère de l'administration de cette Compagnie dans le reste de l'Inde.

Je fus invité par un Danois établi depuis long-temps à Singapour à faire une partie de chasse ; il connaissait parfaitement le pays, aussi notre journée fut-elle très- heureuse. Les jours suivants furent encore bien occu- |)és. Dans une de mes courses à terre je rencontrai M. Balestier, consul américain, qui connaissait MM. De- Icssert de Paris, avec lesquels il avait été en relation pendant f[ue!que temps lorsqu'il était aux États-Unis. Il m'accueillit avec bonté et m'oifrit même un logement chez lui ; il eut la complaisance de me faire visiter en détail une fabrique de sagou. Le peu de temps que je passai à Singapour enrichit beaucoup mes collections. J'eus aussi l'occasion de voir deux missionnaires fran- çais ; ils pleuraient la mort de deux autres missionnai- res américains qui, s'obstinant à pénétrer dans le pays, avaient été tués et mangés par les Sauvages Raflas.

Ce n'est pas sans danger qu'on explore ces parages : les hommes et les animaux sont à craindre. Mon ami

DANS L'INDi:. 61

M. PerroUet courut les ])lus grands dangers près de Saniboangan : emporté par le désir de se procurer des végétaux qui pourraient être utiles pour les colonies françaises, il cherchait souvent à s'éloigner de la ville. « Un jour, me dit-il, je fus extrêmement surpiis , en voulant pénétrer dans l'intérieur d'un grand bois, du refus obstiné de mon guide de m'y accompagner. Il lit même toutes sortes d'instances pour m'engager à n'y pas entrer : il me donna pour raison qu'il était infesté de Maures, hommes sauvages ne vivant que dans les forêts, d'où ils font souvent des excursions dans les villes, ils pillent et égorgent tous ceux qui veu- lent s'opposer à leurs coupables desseins. Regardant cette version comme un peu exagérée , je n'en fus guère effrayé. Je n'aurais point changé ma résolution de parcourir les bois si mon guide ne m'eût menacé de m'abandonner. Je fus donc forcément contraint d'her- boriser seulement aux environs de la ville. Lorsque je fus de retour à Samboagan , je demandai au gouverneur l'explication de ce conte des Maures; sa réponse ne fut }(as plus rassurante que celle du guide. Il me raconta alors (|ue huit mois ne s'étaient pas encore écoulés de- puis que son prédécesseur avait été égorgé dans son lit, et que sa garde avait été massacrée par les Sauvages. Il m'engagea fortement à faire comme lui , qui ne s'éloi- gnait jamais beaucoup de la ville. Presque tous les jours, ajouta-t-il , on voit dans les environs des bandes d'individus cherchant à piller et à incendier la ville.

)' De pareils récits étaient peu faits pour me donner le courage de continuer mes courses ; cependant l'amour de la science l'emporta sur celui de la vie : le guide (|ue

(i2 SOUVENIRS D'UN VOYAGK

je tenais du gouverneur ne voulant plus m'accoaipa- gner, je m'arrangeai avee quelques chasseurs de notre bord et nous pénéti-àmes assez avant dans le pays.

» Soit que le bruit de nos armes à feu ait intimidé les Sauvages , soit que , nous ayant aperçus eux-mêmes, ils n'aient pas été tentés de nous attaquer, nous ne décou- vrîmes aucune trace de ces Maures; mais, en revanche, nous fûmes à plusieru's reprises poursuivis par des buf- l!es , dont les bois sont remplis. Un jour, j'étais seul, ayant perdu mes chasseurs , absorbé dans mes herbori- sations ; je cueillais des fleurs et des graines sur des ar- brisseaux formant un bosquet de l)ois assez touffu , lors- (|ue tout à coup je fus distrait de mes occupations par un bruit sourd qui paraissait approcher : je me retour- nai promptement et je vis venir à moi trois bulUes énormes qui se suivaient, portant le nez en l'air et marchant à grands pas; je me sauvai à toutes jandics et franchis une haie servant de clôture à un champ de riz, (jui se trouva heureusement assez près de moi au mo- ment où j'allais être atteint par ces animaux. Les buf- fles, le nez appuyé sur la palissade, me mangeaient des yeux; ils finirent probablement par s'ennuyer, et s'en retournèrent quelques minutes après. Ma flayeur calmée et le danger passé, je fus chercher ma boîte d'herborisation; et je continuai mes recherches, non sans retourner <|uelquefois la tète pour regarder si je n'aurais pas encore ([uelques buffles à mes trousses. »

Le 22 janvier nous nous rendîmes à bord , le départ |)our l'île Java devant avoir lieu le même jour. Le voyage devait être de courte durée, uîais le temps fut mauvais; à l'enlrée du détroil Ion fui obligé de jelcr l'ancre dans

DANS L'I^D1•:. f)3

l;i soirée, l^a imil éîail Irès-ohscure ; liciirciisciiienl |u)iii' nous lo loinps s'éclaircit , et le ca|)ilaiiU' roconnul quo nous avions mouillé à un dcnii-niillo des resoifs tic Pan- Sclioul. Bientôt après, un grain nous surprit; et, s'a- pereevant (|ue nous chassions sur nos ancres et que nous étions portés sur les rescifs, la mer se brisait avec force, l'olficier de quart ne perdit pas une minute : il donna l'ordre de relever l'ancre ; mais, comme cette manœuvre se faisait difficilement , il lit prendre le vent et couper la cliaine, pour nous éloigner à toutes voiles. Le mauvais temps augmenta , nous perdîmes deux voi- les, et, après quelques heures de grosse mer, le jour commença à paraître, le vent s'affaiblit , et nous conti- nuâmes notre roule sans accident. Le 27 , à la fin du jour, nous étions au mouillage de Batavia.

Cette ville fut fondée sur le terrain occupé ancienne- ment par la ville indienne de Jaccatra. En débarquant au port ou Boom, on a devant soi l'ancienne ville; on la traverse en passant par trois ou quatre rues assez fré- quentées pendant la matinée, mais tout à fait désertes pendant le reste du temps. Au bout de l'ancien fau- bourg, ou Buiten-Niew-Poort-Straat, un peu plus ha bité que le reste, on arrive aux quartiers modernes, c'est-à-dire à une suite de jolies habitations entourées de jardins, sur les bords du canal de Moolenvliet et de Ryswyk , sur une longueur d'environ trois quarts de lieue. A l'issue de ce canal on a devant soi une grande plaine carrée , pareillement entourée de maisons euro- péennes : c'est Weltevreden ou le Quartier-Militaire; et, en prenant à droite, on voit une autre plaine à peu près carrée que l'on nomme le Konings-Plein, aussi entourée

04 SOUVENIRS b'UN VOYAGE

de cliaimanles maisons pailiculières. En traversant Wellevredcn on se retrouve sur la grande route menant à Builenzorg , le long de laquelle les habitations, d'une architecture moderne, se succèdent de nouveau pen- dant une bonne lieue et demie, jusqu'au delà du Tort de Maester-Cornelis. Si l'on ajoute à cela quehjues al- lées latérales aboutissant au canal ou aux carrés dont nous venons de parler, comme le Prinseen-Laan, le chemin de Gounong-Sahocrie, celui de Tanaaban, on pourra se faire une idée de la disposition de la capitale de Java. Derrière ces dilférents quartiers européens se trouvent les quartiers ou camps des habitants asiatiques et des Chinois. Le camp de ces derniers est hors cU; l'enceinte et à l'ouest de l'ancienne ville, dont il formait comme un vaste faubourg ; mais, à la longue, ils se sont glissés partout , et on les voit maintenant établis de tous cotés, surtout dans les bazars situés entre les quartiers qui viennent d'être cités.

On remai(}ue sur la place d'armes une colonne élevée par les Hollandais en mémoire de la bataille de Water- loo; elle est surmontée d'un lion dont la griffe semble arrêter le mouvement d'un monde. L'allégorie n'est pas forcée sans doute, mais il est curieux de remarquer que toutes les nations veulent être représentées par le lion ; c'est un hochet qu'on rencontre partout en sortant de France : aussi l'on pardonne facilement celte fanfaron- nade aux peuples étonnés d'avoir battu par leur force numérique une armée habituée à la victoire, on serait lier à moins!

La rade de Batavia est aussi sûre que belle, une cen- taine de navires peuvent y trouver un excellent ancrage :

DANS L'I.NUi;. 65

ordinairement les grands vaisseaux de l'État mouillent à une assez grande distance et dans la partie nommée rade extérieure, car elle est regardée comme infiniment plus saluhre (pio celle plus rapprochée du rivage.

Quantité de petites iles entourent et couvrent pour ainsi dire la rade de Batavia; la plupart sont inhabitées maintenant, mais pres(pie toutes avaient été utilisées autrefois par l'ancienne Compagnie des Indes pour y placer des chantiers, des magasins, des hôpitaux ou des ateliers.

On croit généralement la population de Batavia plus considérable qu'elle ne l'est en effet : 3,025 Européens ou descendants d'eux, 23,108 Javanais ou Malais, li,708 Chinois, 601 Arabes et 12,419 esclaves; ce qui donne une population de 53,861 âmes , parmi lesquelles on ne comprend pas la garnison de Weitevreden. La popu- lation de la province est de 182,654 habitants.

Los Javanais sont généralement bien faits; leur li- gure est grave et fière; leur costume se compose d'une longue chemise à manches courtes, d'un large pantalon en toile, et d'un pagne couvrant les épaules et le cou. Les chefs seuls portent des pantoufles en tout temps. L'usage veut qu'un Javanais, même d'une classe élevée, se déchausse en paraissant devant son supérieur. Les hommes du peuple sont désignés, en général, sous le nom iVOrangkiljiel, et les habitants îles montagnes sous celui d'Oranggounon. Les Javanais, dit M. de La Place, ont un caractère assez doux , obéissant , susceptible de reconnaissance et d'attachement; mais ils sont super- stitieux, fanatiques, vindicatifs et attachés fortement à leurs usages.

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(if, SOI VEMRS UTN VOYAGE

Les ancioiincs rclalions font souvent mention des Amokspinvers , (jiii, dans leur rage aveugle, dit-on, couraient les rues, tuaient ou blessaient tous ceux qu'ils rencontraient , jusqu'à ce qu'on fût parvenu à les tuer eux-mêmes. Ces accidents sont devenus infiniment plus rares, comme l'assure M. de Hogendorp, depuis la cessation de la traite des esclaves. C'étaient le plus sou- vent des Boujinais et des Balinais nouvellement amenés et vendus, parmi lesquels il s'en trouvait qui, regret- tant leur patrie, des parents, une amie, une épouse; d'autres qui, ne pouvant exécuter les ordres qu'ils ne comprenaient pas encore et craignant le châtiment , éprouvaient un dégoût de la vie qui parfois dégénérait en frénésie , pendant laquelle ils se saisissaient de la première arme venue pour en frapper aveuglément au- tour d'eux, sachant d'avance qu'ils tomberaient à leur tour et n'auraient pas long-temps à souffrir. L'ivresse produite par l'opium donne quehpiefois lieu à des fu- reurs semblables.

Le duel est extrêmement commun parmi les Javanais ; pour la moindre insulte, ils se déchirent à coups de crit, comme des tigres. Les enfants mêmes se battent quelquefois jusqu'à la mort. La jalousie est la principale cause de ces combats, auxciuels les Hollandais cher- chent en vain à mettre un terme ; un regard , un mot indiscret, suffit pour occasionner des meurtres et en- gendrer des haines irréconciliables qui se transmettent de père en (ils.

Les femmes, qui inspirent des passions aussi violen- tes, sont belles et bien faites : malgré leur teint très- brun , elles ont une physionomie fort agréable, à la-

DANS L'INDE. 67

((uello i\c granils jeux noirs, au ieii;aicl doux ci pensif, de longs cheveux relevés avec yràce derrière la tète, donnent quehjue chose d'intéressant. Leur tournure parait aisée, voluptueuse; et leur habillement, qui tout simple qu'il est ne manque pas de coquetterie, leur prèle un nouveau charme : une chemise blanche et am- ple, (|ui ne laisse voir que la forme d'une gorge conser- vée soigneusement, et dont les plis sont serrés autour de la ceinture par un pagne qui descend jusqu'aux ta- lons; une pièce d'étolîe de grand prix, qu'elles drapent de mille manières sur des épaules couvertes de colliers; enlin des bras arrondis et ornés de bracelets, des mains petites, des pieds bien proportionnés, achèveraient d.; faire des Javanaises des femmes séiluisanles, si leurs dents noires et leur bouche, inondée d'une salive rouge , ne portaient, comme celle des hommes, les traces repoussantes du bétel et même du tabac mâché et fumé. Leurs qualités morales sont moins flatteuses, et mon compagnon de voyage les a tracées Irôs-fidèle- nient : « Là, comme ailleurs, dit-il, il est sans doute d'honorables exceptions ; mais , en général , l'éducation première y est extrêmement négligée. Les enfants, entourés dès leur berceau d'une foule d'esclaves empressés à satisfaire leurs moindres fantaisies, sont tellement portés à suivre l'impulsion du climat et de leurs désirs, qu'avant môme d'avoir atteint l'âge de vingt ans ils sont plongés dans une immoralité dégoû- tante. Leur caractère, naturellement indolent, ne peut supporter la gène d'une élude quelconque; on voit très- souvent des jeunes filles de dix-huit ans, appartenant aux familles les |)lus riches, qui ignorent jusqu'aux

(kS .souvenirs D'LIN VOYACI':

cléments de la plus simple éducation. 11 est facile de concevoir combien cette ignorance, jointe aux influen- ces perfides du climat, tend de pièges à leur innocence : aussi n'esl-il pas rare de les voir se laiss( r aller à la séduction. »

Les dames de Batavia déploient dans leur toilette un luxe prodigieux; et, malgré tout cet éclat, elles sont loin d'efï'acer les Européennes, dont elles ne peuvent égaler l'éléganle simplicité : elles le sentent si bien, (|ue ces dernières sont pour elles un objet d'exécration, et il n'est que trop commun de voir les funestes effets de leur haine.

La nature, active dans ces climats, a doué leurs habitants des passions les plus violentes ; mais la jalousie surtout est chez eux un foyer toujours ardent, qui laisse toujours échapper des flammes dévorantes que rien ne peut réprimer. De fré([uenls exemples ont rendu cette vérité incontestable, et le trait suivant, arrivé à Bata- via, pourra en donner une idée exacte. Un jeune Malais, élevé par un Européen, et devenu depuis son domestique afiidé, avait donné en plusieurs circonstances les mai- (|ues les moins douteuses d'un attachement sans bornes pour son bienfaiteur et son maître. Celui-ci devint amoureux d'une de ses esclaves, que son fidèle domes- tique aussi aimait éperdumcnt sans oser l'avouer. Le soupçonneux Malais épia les démarches de son maître , et ne farda pas à reconnaître qu'il n'avait plus rien à obtenir de la jeune esclave. Dès qu'il ne douta plus de son malheur, il ne respira que pour satisfaire une ven- geance con)plète; et il sut tellement contenir les trans- ports de la jalousie et de la rage qui le dévoraient, que

DANS L'INDi;. 69

les impriulenls amants continuèrenl leur liaison clans une sécurité parfaite. Plusieurs mois s'étaient écoulés ainsi sans que le vindicatif Malais eût trouvé une occa- sion favorable pour mettre à exécution son funeste pro- jet , lorsque son maître le prévint un jour (ju'il se pro- posait d'aller le lendemain à la chasse dans les forêts \oisines, et qu'il désirait qu'il l'acconqwgnàt.

l's partiront en effet le jour indiqué. Lorsqu'ils fu- rent isolés au milieu du bois, le Malais, chargé des armes , s'arrêta soudain , et , lixant des regards furieux sur son maître, lui dit avec une fureur concentrée: « Depuis que j'ai pu marcher, je t'ai toujours suivi , sur terre , sur mer, partout en lin ; tu as eu en moi le plus zélé serviteur ; tu m'as été en plusieurs circonstances redevable de la vie ; et , en agissant aussi bien envers toi-, je ne pouvais cependant le peindre tout l'excès de mon attachement. Loin de trouver en loi les senliments reconnaissants sur lesquels je devais comptei", tu m'as outragé avec la femme que je chéris, et tu ne crains pas de faire périr de douleur le compagnon fidèle de tes dangers. L'enfer repose dans mon cœur ulcéré depuis plusieurs mois ; aujourd'hui seulement je trouve l'oc- casion de lui donner l'essor. Tu vas mourir, maître in- grat et crue! , je vais t'immolcr à ma vengeance ; mais je sons que je l'aime encore, malgré la perfidie : aussi ne pense pas que je puisse le survivre, mon crit m'aura bientôt délivré d'une existence que je ne pourrais plus supporter. »

Le Malais exécuta sur-le-champ sa terrible menace. C'est lui-même qui raconta ainsi les détails de cette scène affligeante à plusieurs montagnards qui , en traversant

70 SOliVIiMRS D'UN VOYAGE

la forci, lo trouvèrent gisant à côté de sa vicliine, et

donnant encore quelques signes de vie.

Certes, les dames créoles sont loin d'iuiiter la froide cruauté de ce frénétique ; mais la jalousie fait néanmoins chez elles d'affreux ravages. La vengeance la plus horri- ble est toujours celle qu'elles préfèrent : habiles à pré- parer les poisons, qu'elles rencontrent facilement dans un grand nombre des productions du pays, elles les font avaler, par doses calculées , aux victimes que leur cœur outragé a désignées. Beaucoup de personnes meurent à Batavia d'une maladie du foie attribuée au climat , et qu'il serait peut-être plus naturel de regarder comme le résultat des breuvages apprêtés par les séduisantes Malaises.

On voit des Malaises se marier dès l'âge de dix ans. Un Javanais, M. Midelcop, a raconté à M. Perrottet tous les détails de la cérémonie des mariages; ils méritent d'être mentionnés. Lorsqu'un Malais devient amou- reux d'une Malaise, suivant l'usage de tous les peuples, il lui fait la cour; c'est dans la manière de s'y prendre que diffèrent les coutumes des nations barbares ou civi- lisées. Si la jeune lille partage les sentiments qu'elle in- spire , le Malais va trouver le père de sa future , lui dé- clare sa passion , et le supplie de lui accorder la main de sa lille, dont il possède déjà le cœur. La réponse du père est rarement positive : il examine d'abord quelle est la fortune de celui qui veut devenir son gendre ; s'il pos- sède une case pour loger sa lille, et des champs en- semencés suffisants pour la nourrir. La loi veut que ces conditions soient de rigueur, et les pères, en géné- ral , ne sont pas plus exigeants que la loi. Loistpie le

DANS L'INDE. 71

jeune homme a obtenu le consentemenl des parenls, il s'empresse d'en prévenir ses propres parenls et ses amis. 11 est rare que le marié ait plus de seize ou dix- huit ans. Tous ceux qui prennent part au mariage du côté de l'époux se réunissent ; on commande des musi- ciens : deux ou trois joueurs d'une espèce de hautbois forment le fond de cet orchestre, placé à la tête du cor- tège, qui doit parcourir toute la ville. Les parents du jeune homme et leurs amis remplissent des paniers de bananes cuites, de biscuits et de toutes sortes de choses destinées au festin. On place sur la tète du marié un bonnet de carton en forme de schako sans visière , et peint en jaune; tout son costume se réduit à un panta- lon. 1! monte à cheval , et il a à ses cotés pour écuyer un barbouilleur qui a peint soigneusement en jaune, avant de sortir, toutes les parties du corps non couvertes par le pantalon, et qui , pendant la promenade, ne le perd pas un seul instant de vue, et remplace, chemin fai- sant, la peinture partout elle s'efface, soit par le frottement , soit par la chaleur. Ce peintre , avec son pot de peinture et son pinceau, n'est pas la partie la moins bizarre de cette procession burlesque, composée ordinairement d'une cinquantaine de personnes, hom- mes et femmes ; celles-ci portent chacune un panier de vivres. Le cortège , sorti le matin , ne rentre que le soir, et ne s'arrête durant la journée que pour manger et se rafraîchir. Le soir venu , on rentre chez le nouvel époux , se trouve servi un joyeux banquet. La future n'y assiste pas , attendu qu'elle n'est pas encore ma- riée; son tour arrive le lendemain; la même cérémonie a lieu pour elle ; cependant, au lieu d'être à cheval.

72 SOUVKMRS U'UN VOYAGE

elle est portée en palanquin , et est dispensée de se faire barbouiller le corps. Le cortège de la mariée se réunit le soir à celui de l'époux , et c'est seulement alors qu'ils peuvent se considérer comme unis, et qu'ils se retirent dans leur case.

Au milieu de celte population douce et indolente se trouvent des Malais à demi sauvages qui ne vivent que de rapines et de brigandages. Un jour mon ami M. Perrot- tet, sorti de Sourabaya pour herboriser, fut tout à coup arrêté dans un petit boutpiet d'arbres par cinq Malais ar- més chacun d'un crit , espèce de poignard. Après l'avoir fouillé pour le voler, ils semblaient animés d'intentions encore plus hostiles. Heureusement mon ami portait dans sa poche un petit dictionnaire malais, qui lui ser- vit à leur faire deviner en partie le but de ses promena- des. Ils ne comprirent peut-être pas Irès-bien le sens d(> ses phrases décousues ; mais ils parurent tellement sur- pris d'entendre quelques mots de leur langue prononcés à l'aide de son dictionnaire, qu'après s'être concertés ensemble ils senil)lèrenl vouloir le rendre à la liberté: ils commencèrent par le conduire au bord d'une rivière, et voulaient à toute force la lui faire passer sur un étroit bambou qui servait de pont. Il vit bien que leur inten- tion était de le précipiter dans l'eau une fois qu'il serait sur ce faible appui. Mais, pour leur épargner le plaisir de rire à ses dépens , il s'y jeta de lui-même , la tra- versa à la nage, et ne commença à respirer que lors- qu'il toucha l'autre rive. Ils lui avaient pris le peu d'ar- gent qu'il portait , et une petite serpette.

Après cette aventure, Pcrrottet, au lieu de continuer sa promenade, regagna la ville à la hâte, et alla rendre

DA>'S L'IM)i:. 73

coinpto aux autorités de ce (jui lui ('tait arrivé. On lui promit de faire des percjuisitions à ce sujet, mais il n'en entendit p!us parler : seulement le gouverneur lui accorda un guide du pays pour l'accompagner dans ses excursions, et il ne sortit plus sans lui.

Il dut un jour à son guide l'honneur d'être reçu par un tomogôn ( l'on désigne sous ce nom les princes du pays ). « Je trouvai, dit-il, ce petit seigneur assis sur ses talons et placé sur une table de bambou ; mon guide, à sa vue, fit comme tous les naturels du pays, il se pro- sterna contre terre à dix ou douze pas de son chef. Ce- lui-ci, après avoir interrogé mon compagnon de voyage sur le motif qui m'amenait dans ses domaines, se leva, vint au-devant de moi, et, me prenant par la main, il me conduisit auprès de la table, sur laquelle il prenait du thé; il en demanda pour moi, et me le fit servir par son fils. Je remarquai que sa femme évita de m'appro- cher. Après le thé, on apporta deux tasses de porcelaine dans lesquelles on versa du café. Pendant que j'en bu- vais une, l'autre se remplissait; ce qui m'engagea ou plutôt me força en quelque sorte à en avaler successive- ment cinq qui me désaltérèrent complètement. Ce café était détestable et d'une saleté dégoûtante ; je ne pouvais boire souvent qu'à demi les tasses ({u'on me servait et je jetais le reste, qui contenait la partie la moins propre.

» Le tomogon essaya à plusieurs reprises de me pailer directement; mais jamais nous ne pûmes lier conver- sation : je ne l'entendais nullement, et il ne comprenait pas un seul mot de ce que je lui disais. Mon guide, qui depuis noire arrivée était toujours agenouillé sur une natte étendue par terre pour tous les sujets qui ont

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7'i SOUVENIRS D'UN VOYAGI::

afl'airc au souverain, me servait d'intcrprèle. A cIumiuc parole (|u'il adressait au lomogon, il élevait, en signe (le respect, ses deuv mains jointes jusque devant sa houelie. Il y avait à peu prés une heure que j'étais assis auprès du tomogon, lorsque sa femme, à qui il avait ordonné de me préparer à souper, me lit inviter à en- trer dans la salle était dressé le couvert. Cette salle était une cabane close simplement par des lames (]q bambou entrelacées l'une dans l'autre; les bancs sur lesquels nous étions assis étaient de même matière. Je me mis à table avec le tomogon et son lils, et je man- geai successivement une espèce d'omelette, du mouton à moitié cuit et du riz en guise de pain, que ces Malais ne connaissent pas. Par une attention assez délicate, on m'avait donné une espèce de fourchette; mais, voyant le prince et son héritier présomptif manger avec les doigts, je voulus, par réciprocité de bons procédés, me conformer à leurs usages, et je me mis aussi à me servir assez gauchen)ent de mes doigts.

>i Après souper on me montra mon lit : c'était un ca- napé tissu de rotin , sur lequel on avait étendu une natte et une espèce de tapis servant de couverture ; on l'avait garni d'une mousti(piaire. En me couchant , je le trouvai couvert de Heurs de frangipane blanche {Plu- ineria alba)-^ mon oreiller même en était entièrement garni. L'odeur forte de ces fleurs, quoi(|ue agréable, me donna un mal de tète affreux, parce que je n'eus la prévoyance de les éloigner que lors(jue je m'aperçus (pi'elles m'avaient incommodé. Ma douleur de tète et le bruit des dcuv hommes <pii me veillaient m'empèchè- renl de rcnnei' ra'il de lonle la nuil. (Vesl une habiludc

DANS L'IM)i;. 7.')

(liez les Malais, lors(|irils doimciil l'Iiosnilalili'- de nuit à un éliaugoi', surloul à un lilanc , de le faire garder pendant son sonuneil par des lioniMies (pii ehanLenl pour l'empêcher d'avoir peur. Ce (|ui , eliez nous, n'est (|u'un enfantillage, est chez le peuple malais une cou- tume respectable, puiscju'elle prend sa source dans de généreuses intentions. »

Notre séjour à liatavia devait être de courte durée, et, comme, d'après une ordonnance rigoureusement exé- cutée, il est défendu de débarquer des armes ou de la poudre sans une autorisation du gouNci neur, je me cidai à ne pas perdre de temps en sollicitations (pii me promettaient peu de succès, et, au lieu de chasser, je consacrai mon temps à visiteur le pays et à m'occuper spécialement de botanique. Je fus reçu à Batavia par M. Lanier (I), riche négociant français qui s'occupe beaucoup d'Iiistoire naturelle , et particulièrement de conch\Iiologie. Il possède une fort belle collection. Je rencontrai chez lui M. Diard, naturaliste aussi courageux que savant, envoyé dans l'Inde avec Duvaucel par Cu- vier; ils n'ont pu remplir ensemble qu'une partie de leur mission : Duvaucel est mort pendant re\|)édition.

Je remarcpiai chez un autre négociant une véritable ménagerie , composée des oiseaux les [)lus rares , et même de grands mammifères. Pendant que j'evaniinais ces animaux curieux, on vint nous apprendre ([uuu tigre, qu'on transportait à bord d'un navire américain,

(I) M. Lanier, arrivé depuis peu à Paris , s'est trou\o parmi les vieli- mes du mallieureux événement du 8 mai , sur le chemin de fer ; il n'a qu'à sa présence d'esprit d'en être quitte pour une fracture du bras, et il n'a pas attendu sa iiuérisen conqijele pnur puilir puni- Hata\ ia.

7G SUUVliiMKS D'UN VOYAGE

avait hiisc sa cag(; cts'étail jelésurcleu.v Malais, auxquels il iit de si cruolles Messuros, qu'ils moururent sur la place. Il se lanea à la mer et gagna la terre à la nage en si peu de temps, qu'il fut impossible de le tuer. C'est en vain que peu de temps après on se mit à sa pour- suite , on perdit bientôt ses traces. Ces accidents font |)eu d'elfet dans le pays , on j est en quelque sorte ha- bitué. Ainsi le même jour un Malais, se baignant à peu de distance de la ville, fut saisi par un caïman, qui ne put parvenii' à l'entraîner sous l'eau ; mais la lutte fut si longue, que le malheureux Malais, tout couvert de blessures, n'eut que la force d'arriver à la ville, il rendit le dernier soupir après avoir raconte ce (jui ve- nait de lui arriver.

Habitué à marcher sans crainte lorsque j'ai mon fusil sous le bras, je l'avoue, je résistai au désir de m'aven- turer sans moyens de défense; je fus réduit à ne faire (jue des piomenadcs et à herboriser.

Un des plus beaux arbres de Java est sans contredit le tamarin ( Tamar indus indica), que les Malais nom- ment pohon ossam (arbre aigre); il s'élève très-haut et étend ses branches au loin. On le cultive de préférence près des habitations et sur le bord des grands chemins, parce qu'il fournit un excellent abri contre les ardeurs du soleil. Le fruit, qui ne peut mieux se comparer qu'à d'énormes fèves de marais, contient des pignons fort durs, enveloppés d'un suc épais et d'une saveur acide assez agréa])le. A Java on en fait des conlitures, tandis qu'on l'exporte pour l'usage pharmaceutique.

On voit assez communément le Ficus Ilenjamina (\va- liiiguin ), c'est l'arbre des tondjeaux, servant de rolraiie

DANS L'INDE. 77

à (lo nombreux oiseaux , (|ui y déposent un gianil nom- lire (le graines mal digérées; il se couvre de plantes grimpantes parasites, qui le parent de Heurs très-variées et souvent aux couleurs les plus éclatantes.

Le Teclonia grandis (pohon jattie) est l'arbre le plus précieux de l'ile par la (|ualilé durable de son bois; il sert à la construction des navires et des maisons. Il est important de construire les maisons en bois dur pour résister aux attaques des fourmis blanches, Termes fala- lis, qui sont très-communes. Leurs innombrables lé- gions, dit le comte de Hogendorp, circulent sous terre, descendent sous les fondements des maisons et de elles remontent jusque dans les solives de la toiture en perforant et en faisant des chemins couverts dans toutes les poutres et les boiseries de la maison, à mesure qu'elles avancent. Elles peuvent détruire ainsi en fort |)eu de temps une habitation de fond en comble. Une poutre ou une planche en proie à ces petits dévastateurs |)arait solide à l'œil, tandis que dans l'intérieur elle est rongée et percée à l'exception de quelques libres du bois qui en retiennent les parois extérieures.

Le gambir {GuUa gambir), Fuiiis uncalus de Runi- phius; l'aréquier, Âreca calec h u, en malais Pinang, en javanais Jambii", à Amboine Poua ; lesaguier ou gomuti, liorassus gomulus; c'est le plus gros de tous les pal- miers, une seule grappe du fruit suffit pour la charge d'un homme. L'enveloppe de ce fruit contient un poison très-énergique; les Javanais s'en servent pour empoi- sonner leurs Ilèches : aussi les Hollandais appellent le suc qui en découle hell waler, eau d'enfer. C'est de ce palmier que les Chinois retirent le loddy, boisson forte.

78 SOUVENIRS D'UN VOYAGE

Ils l'uni uno incision à l'arbro, et roçoivcnl il;nis iim vaso un suc (jui a tout li'aboiil le goût du vin sortant du pressoir. Après deux ou trois jours, cette liqueur se trouble, elle devient blanchâtre, acide; la fermentation s'établit, et elle acquiert une qualité spiritueuse. Cette liqueur prend alors le nom de vin de palmier ; on l'em- ploie pour la fabrication de l'arrach si renommé de Batavia. On en obtient aussi un sucre cristallisé de cou- leur foncée et d'une saveur particulière : c'est le seul dont se servent les naturels. Le même arbre fournit encore une espèce de lilasse dont on se sert pour faire des cordages, une substance spongieuse qu'on emploie pour calfater les vaisseaux; enlin on en retire une es- pèce de fécule d'un goût peu agréable, qui ne sert de; nourriture qu'aux pauvres. Cet arbre précieux à plus tl'un titre ne piospère point sur les côtes, le cocotier croît avec tant de facilité; il préfère les lieux élevés, se rencontre un peu d'eau. Le bois de construction ne s'obtient pas seulement du Tecloniu grandis, qui n'est employé que par les gens riches; les arl)res qui fournissent les bois employés plus fréquemment sont : le Liquidamber rasamata (rasamala) ; le Pinus dammara (ki-bima); le Laurus gemmi/lora (hourou); le Laurus mangliel (manglit); les Diplerocarpusrelusus et Iriner- vis (palaglar menjak), et plusieurs arbres fruitiers.

Un arbre non moins précieux que ceux (jue je viens de citer est le Ficus elaslica (pohon karel), dont les Java- nais retirent une résine qui sert à fane des flambeaux.

Je parlerai encore du rarach ou arbre à savon, Lau- rus sebifera, Sapindus saponaria. Ses fruits fournissent une substance grasse qui' les Javanais emploient pour

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laver I(> lingo. Le bananier, 31 usa paradisiaca, appelé pisang par les Malais, fournit un fruit délicieux. Si on le cueille un peu avant la maturité, quand sa fécule n'est pas encore changée en sucre, on la fait torréfier pour s'en servir en guise de pain; quand il est bien mùr, on le mange cru : il est alors très-sucré et fort agréable.

Le bananier ne s'élève point en arbre; il n'a d'ail- leurs ni bois, ni écorce, et le tronc consiste en libres entourées d'enveloppes bulbeuses qui se recouvrent l'une l'autre. Au haut de cette tige sortent des feuilles longues et fortes, au centre desquelles parait une lon- gue tige autour de laquelle sont rangés un grand nom- bre de fruits.

Parmi les autres fruits que produit l'ile, je ne par- lerai que du mangoustan, Garcinia mangoslana, nommé le roi des fruits. Il est légèrement acide, d'une saveur extrêmement délicate et Irès-sain; il a l'aspect d'une grenade mûre. Une écorce brune, dure extérieurement, plus molle et moins foncée intérieurement, renferme une pulpe blanche et transparente comme la neige; c'est la seule partie mangeable du fruit.

Une des productions importantes de Java, et c'est certainement la plus singulière, est un nid de petite hirondelle ( Uirundo Esculenta ), qui est extrêmement recherché dans l'île et exporté à grands frais en Chine. Le nid de cet oiseau , dit un voyageur qui a assisté à une récolte , est formé d'une substance blanche assez semblable à l'écume de la mer ; il a la forme d'une moi- tié d'écorce d'orange, et l'aspect gélatineux. Lorsqu'on le fait tremper dans l'eau , il s'amollit et se partage en libres de nature mucilagineuse, d'un goût assez fade.

80 SOUVENIRS D'UN VOYAGE

Mon oncle M. Benjamin Delessert en possède ([uelques

échantillons dans son musée.

On aura peine à comprendre que ces nids se vendent fort cher et deviennent des sources de fortune pour ceu.\ (|ui possèdent dans leurs terres des cavernes les hirondelles vont se retirer. On sait dans le pays que M. Michiels , le plus riche propriétaire foncier de Java, se fait, avec les nids qu'il récolte dans une caverne à Klappa-Noungal, située à deux lieues de Java, un re- venu de 70 à 80,000 piastres. Son père, il y a environ quarante ans, était un petit marchand portugais qui parcourait la campagne avec un ballot de marchandi- ses; il découvrit celte caverne jusiju'alors inconnue, et obtint du gouvernement, à bas prix, quchpics terres incultes dont la caverne faisait partie. Après quelques années il put acheter toutes les terres que le gouverne- ment fit vendre dans les environs , et ([ui forment plu- sieurs districts. Ce qui fait rechercher si avidement ces nids , ce sont les propriétés excitantes et toniques (|u'on leur attribue : on les sert comme une friandise dans des ragoûts , des soupes et des espèces de pâtés.

On suppose que les hirondelles les construisent avec de l'écume de mer, tandis qu'il serait plus naturel de croire que c'e-sl avec des produits végétaux ou animaux (|u'clles les fabriquent. Quoi qu'il en soit, la récolle se fait avec assez de cérémonie pour (pie j'en dise deux mots. Les hommes qui récoltent ces nids précieux des- cendent , à l'aide d'échelles de bambou , dans les ca- vernes. Pour être assuré de leur fidélité , on ne les y laisse entrer que nus ; et , avant d'y descendre , comme à leur retour, ils reçoivent la bénédiction de (piehpies

DANS L'INDE. 81

|jrclros, (|ui demeurent pendanl l'opération à l'entrée (le la caverne avec les autres gardiens. Il suflit d'observer avec soin l'époque de la ponte et le moment les jeunes oiseaux (juittent le nid. On les laisse tranquilles pendant ce temps alin de ne pas ellaroucher les hirondel- les, qui abandonneraient la caverne. Mais une partie des nids se récolte avant que les œufs y soient déposés; ces nids sont plus blancs et plus propres, ils deviennent ce qu'on nomme dans le commerce nids de première qua- lité. Les nids de la seconde et de la troisième qualité sont ceux que l'oiseau construit à la hâte pour remplacer ceux ((ui lui ont été enlevés, et ceux les petits ont été élevés : bien moins beaux, ils sont couverts de petites plumes et d'autres saletés que l'on ne peut ùter qu'avec bien de la peine quand ils ont été trempés. Ordinairement la pre- mière qualité de nids d'oiseaux se débite aux ventes pu- bliques tenues à Batavia avant le départ des jonques chi- noises, au taux de 3,000 piastres le picle de 125 livres. Une livre de 10 onces peut contenir environ 50 nids. La seconde qualité est payée de 14 à 1,500 piastres, et la troisième de 7 à 800.

Dans quelques résidences ces cavernes sont exploitées pour le compte du gouvernement, et l'on voit ligurer les nids d'oiseaux, dans certains états d'importations de l'ile de Java, pour une somme de 180,000 piastres.

Le règne animal n'est pas moins riche à Java que le règne végétal. Le buUle est l'animal domestique le plus utile aux Javanais, c'est celui qui leur rend les plus grands services. Le bœuf et la vache y sont peu estimés. Les chevaux sont vigoureux, bien établis, mais de pe- tite taille; le pays en fournit peu, mais on en reçoit de

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82 SOUVENIRS D'UN VOYAGE

Timor el do Biiiia qui sont très-supérieurs à ceux ilu

pays.

On trouve à Java toute espèce de gibier, et , de plus, des tigres , des léopards , des rhinocéros , qui ne per- mettent de se livrer aux plaisirs de la chasse qu'avec beaucoup de réserve. On a observé que chaque année deux ou trois cents Javanais périssent victimes de la férocité de ces animaux. Le gouvernement colonial, pour contribuer à la destruction des tigres , paye une prime aux habitants qui parviennent à en tuer un. On en détruit environ une centaine par année. Cependant l'établissement de celte prime ne suflit pas, parce que beaucoup de Javanais ont pour le tigre un respect su- perstitieux : il ) a des villages, dans l'intérieur, les habitants, au lieu de se réunir pour faire la chasse, préfèrent se cotiser pour faire une espèce de pension alimentaire à ces visiteurs féroces ; c'est-à-dire qu'ils apportent régulièrement, dans un endroit le tigre a coutume de venir, des bêtes mortes ou des débris de yiandedebuUle, à défaut de toute autre, espérant à ce prix n'avoir plus rien à craindre pour leurs persormes ou leur bétail sur pied.

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DANS I/IINDE. 83

De Batavia à Pondichéri. Voyage à Madras; excursion à Pamendij el à Gungy.

Nous étions à bord depuis deux jours, altemlanl un vent favorable pour sortir de la rade de Datavia ; enliii, le 20 février, on mit à la voile. Nous nous dirigeons vers le détroit de la Sonde, et bientôt nous sommes de- vant la baie de Bantam. Pendant cette traversée nous eûmes beaucoup à souffrir de la chaleur el des mous- tiques, dont le bourdonnement est aussi insupportable que les piqûres douloureuses. Il faut ajouter à ce pre- mier supplice la visite incessante des Cancrelas ou grosses blattes : je ne saurais auquel de ces deux enne- mis accorder la préférence.

Le 27, après un grain violent de sud-ouesl, nous vîmes tomber une trombe à peu de dislance du navire. Au mauvais temps succéda un calme plat qui nous força à nous diriger vers le sud pour rencontrer des vents convenables. Ne pouvant nous attendre à ce contre-temps, qui prolongeait de beaucoup la durée de la traversée, nos provisions s'étaient épuisées, l'eau surtout, et il fut question de nous mettre à la ration ; heureusement les vents favoraljles nous furent rendus, et le quarante-cinquième jour, à notre grande joie, nous débarquions à Pondichéri.

Aussitôt après le dél)arquement je m'empressai de déballer toutes les collections que je rapportais, et j'eus

84 SOUVENIRS D'UN VOYAGE

la salisfaclion de voir que tout était dans un état |)ar-

fail de conservation.

On attendait à Pondichéri le nouveau gouverneur, M. de Saint-Simon, venant remplacer M. de Mélay, qui rentrait en France après avoir gouverné la colonie pen- dant six ans.

La corvette de l'État l'Oise, qui amenait le gouver- neur, avait mis cinq mois pour arriver, après une courte relâche à l'île Bourbon. Le d" mai, fête du roi, fut un jour de rt^ouissance générale; toute la ville fut illuminée, on tira un feu d'artilicc, et le gouverneur donna, avant son départ, un bal des plus brillants. Le 3 mai, Perrotlet et moi nous nous rendîmes sur le port pour voir arriver la corvette, dont le salut se fai- sait entendre, ainsi que le canon du fort qui lui répondait.

Un grand iiombie de schelingues pavoisées portaient toutes les personnes qui allaient au-devant du nouveau gouverneur.

Sur le rivage, les cipayes étaient rangés en bataille. M. de Sainl-Simon fut reçu par un officier supérieur de la marine et le chef de la police de Pondichéri ; il se rendit de suite au Gouvernement, toutes les au- torités étaient assemblées pour le recevoir. La réunion dans les salons était considérable, mais ne présentait pas le même aspect que le peuple, dont le costume varié offrait un coup d'œil remarquable.

Quelques jours après son arrivée, le gouverneur me lit l'honneur de venir me voir et de visiter mes collec- tions déposées au Jardin du Roi; elles parurent l'inté- resser beaucoup.

DANS L'INDE. 85

La corvette qui avait amené M. de Saint-Sinioii (le- vait reconduire en France M. de Mélay, et je prolilai du départ de ce bâtiment pour envoyer à Paris une grande partie des ol)jets que je m'étais procurés pen- dant mon voyage avec l'Astrolabe. Je m'occupai de suite de l'emballage, et je ne me reposai qu'après avoir vu embarquer mes caisses.

Le 18 mai, M. de Mélay s'embarqua, emportant les regrets de la colonie ; la ville entière l'accompagna à son départ, auquel présidait le nouveau gouverneur. Cette journée fut triste, et le silence général était un témoignage de l'affection qu'avait su s'attirer M. de Mélay. Il prit congé de toutes les personnes qu'il con- naissait particulièrement, et les honneurs militaires lui furent rendus ; le canon annonça son départ du rivage et son arrivée à bord. La corvette appareilla de suite et fut bientôt hors de vue. Nous étions loin de nous douter que quatre jours après il mourrait subitement. Aussitôt que celte nouvelle fut olliciellenient connue à Pondichéri, M. de Saint-Simon lit célébrer un service funèbre auquel toute la ville assista. Par la douceur de son caractère et sa bonne administration, M. de Mélay avait su aplanir bien des dillicullés et se concilier l'es- time générale.

Mes premières collections dirigées sur Paris, il fal- lait en faire de nouvelles, soit en explorant les mêmes lieux dans une saison différente, soit en visitant des points plus éloignés de la ville. Le 19, je partis avec mes chasseurs pour faire une excursion à Permacoul, l'on me promettait des merveilles. Permacoul est à vingt milles de Pondichéri. Pendant la marche j'eus

86 SOUVENIRS D'UN VOYAGE

beaucoup à souirrir de la chaleur; mais je tuai un grand nombre d'oiseaux, parmi lesquels j(; remarquai le Cur- sorius coromandelicus , le Telrao wnbellus , ei le Paon sauvage. Je luai aussi quelques petits mammifères. Le paon domestique n'a rien perdu de son état primitif; car il est impossible d'établir la moindre dill'érence avec ceux que je parvins à me procurer au nombre de huit mâles et femelles. Mes Indiens trouvaient beau- coup d'insectes. Après quelques jours de chasse, je re- vins à Pondichéri mettre en ordre mes richesses. Je lis, sans m'éloigner autant, plusieurs promenades qui cha- que jour venaient augmenter mes collections. Je tuai plusieurs chats sauvages, des corsacs ou renards jaunes, qui sont assez communs aux environs de la ville; des chacals, deux hyènes, des blaireaux, un pélican, et un ibis. Ibis religiosus.

Mes excursions furent interrompues par la fête du dieu Schiva, qu'on célébrait à Villenour, et à laquelle je voulais assister. Elle dura dix jours; une foule im- mense s'y était rendue pour voir la statue du dieu qui fait sept fois le tour de l'étang situé auprès de la pa- gode. Les brames faisaient tous les frais de la fête , et les bayadères dansaient et formaient des groupes singu- liers : un de ces groupes représentait un pigeon blanc agitant ses ailes.

Après la fête je partis pour Pondichéri ; le retour des oiseaux de passage était commencé, et je comptais sur de belles chasses. Cel espoir se réalisa, car je dou blai le nombre de mes oiseaux.

On m'avait engagé à me rendre à une aidée anglaise, connue sous le \wm de Piilci Paléom ; j'en revins chargé

DANS L'INDE. 87

(le plusieurs oiseaux remarquables, parmi Ies(|uels so trouvaient plusieurs coqs de bois et des vautours.

Pour me reposer un peu de mes fatigues et varier mes plaisirs , je partis pour Madras. Je voulais voir cette ville, dont j'avais si souvent entendu parler. Ma- dras est un des établissements anglais, à 25 lieues de Pondichéri. La partie de la ville qu'on nomme laVille- Blanclie ou le Fort-Saint-Georges est bien fortiliée, et n'est habitée que par des Anglais. On y remarque une grande activité, beaucoup de luxe, mais, je crois, aussi beaucoup d'ennui. Je repartis avec plaisir pour Pondi- chéri , me disposant à faire une excursion à Gyngy, à 80 railles N.-O.

Après deux jours de marche nous arrivâmes à Bembé- Pamendy, et nous étions encore à 20 milles de Gyngy. La route que nous suivions est très-accidentée, le sol est rocailleux et assez élevé. Un chasseur du pays , qui me servait de guide, m'engagea à m'arrèter au moins un jour, me promettant que je ne regretterais pas mon temps. Je ils alors camper ma petite troupe, et dis- poser ma tente sous un manguier , dont les feuilles devaient me garantir de l'action du soleil. J'organisai une partie de chasse pour le lendemain , et , pour en assurer le succès , je lis chercher à l'aidée de Pamendy une douzaine d'Indiens qui devaient me servir de tra- queurs. J'avais amené de Pondichéri huit tireurs, que je plaçai convenablement aux points fréquentés par les animaux que nous voulions nous procurer , et que nous reconnûmes facilement aux traces nombreuses et variées ({ue l'on voyait sur le sable. Mon guide ne m'avait pas trompé, car je parvins à tuer plusieurs axis (cerf mou-

88 SOUVENIRS D'UN VOYAGE

cheté), deux sangliers, un assez grand nombre de liè- vres et des oiseaux de toute espèce. Ce premier succès m'engagea à séjourner à Pamendy ; mes traqueurs m'a- vaient mal fouillé plusieurs enceintes du bois, qui, placé sur des rochers à pic, était très-épais et presque impéné- trable. Pendant dix jours je ne cessai de chasser, et je fus assez heureux pour tuer deux ours , et assez de mam- mifères et d'oiseaux |)our me permettre de choisir et de préparer ceux qui n'étaient pas trop abîmés par le plomb.

C'est à regret que je quittai Pamendy pour me ren- dre à Gyngy, je parvins après un jour de marche. L'aidée de ce nom est dominée par d'anciennes forte- resses construites par des princes indiens et occupées depuis par des troupes françaises II y a environ vingt ans que le pays est passé au pouvoir des Anglais.

Je m'occupai de suite de l'établissement de mon camp, et je lis quelques petites promenades pour prendre con- naissance des lieux et me préparer à la chasse. Les mon- tagnes arides étaient cependant couvertes çà et de petits bouquets de bois.

Je tuai successivement plusieurs axis, des sangliers, des ours, des porcs-épics , plusieurs écureuils et beau- coup d'oiseaux remarquables. Sur les bords d'un étang que nous rencontrâmes, je me procurai quelques oi- seaux aquatiques d'espèces rares. Nous y aperçûmes aussi des crocodiles qu'on dit y avoir été apportés au- trefois. Je consacrai plusieurs jours à la recherche des insectes , et , ne pouvant prendre le temps de les pi- quer, je les plongeais de suite dans des flacons remplis d'alcool.

DANS L'INDE, 89

Les Indiens chargés de préparer mes animaux suffi- saient à peine; mon st^jour dans ces montagnes m'a procuré les plus belles chasses : je tuai plusieurs sin- ges, et, un jour, je surpris deux chiens sauvages, ou chennayes, Canis priinœvus de Hodgson, donnant la chasse, comme de vrais chiens courants, à un axis que je leur pris sans pouvoir les tuer eux-mêmes, à mon grand regret. Ces chiens sont très-rares, et les habitants du pays disent qu'ils accompagnent toujours les tigres, auxquels ils servent d'avant-garde. Quoi qu'il en soit de cette assertion, le lendemain, en allant voir mes chas- seurs au filet, qui étaient partis de très-honne heure, nous remarquâmes, près de l'endroit j'avais tué l'axis de la veille, les pas assez nombreux d'un tigre de forte taille, et, un peu plus loin, ceux d'un ours, que nous suivîmes assez loin, et avec assez de persévérance pour parvenir à le rencontrer. L'attaque fut vive; mais la résistance nous déconcerta d'abord un peu : c'était une bête énorme, et sa fureur, excitée par une pre- mière blessure à la tète, augmenta d'une manière ef- frayante dès que je lui eus envoyé à peu de distance une balle qui lui cassa l'épaule droite; il se dressa con- vulsivement, et, se dirigeant sur un de mes chasseurs pour l'attaquer, il fut attendu de sang-froid, et reçut à bout portant une balle qui, lui traversant la poitrine, arrêta sa marche et le lit tomber sur le coup; accourant alors sur lui, nous l'eûmes bientôt achevé. Cette prise me fit le plus grand plaisir, moins pour l'espèce, que je pos- sédais déjà, que pour sa taille vraiment extraordinaire. Il est rare de rencontrer des tigres dans les environs de Gyngy , parce que le gouvernement anglais a établi

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00 SOLVEMRS D'UN VOYAGE

une prime pour leur destruclion , et que chaque année

on tue ceux qui paraissent ou viennent des environs.

Je nie reposai un jour en herborisant, en cherchant des insectes, et je m'amusai à faire un croquis des montagnes qui me procuraient tant de plaisir.

Voulant aussi visiter la forteresse de Gyngy, je pris un guide, qui m'y conduisit par un chemin qu'il était inqjossible à tout étranger de reconnaître. Arrivés au mur d'enceinte, nous eûmes bientôt visité la place. Je remarquai sur un mur de beaux rayons de miel, au- tour desquels bourdonnait un essaim de mouches; et comme je me disposais à tirer sur un de ces rayons pour le faire tomber, j'en fus détourné par mon guide , qui me prévint que près de il y avait un petit temple consacré à Schiva, et que ce serait offenser les Mala- bars qui me suivaient. Je renonçai alors à mon projet, et je lis bien ; j'en donnerai la raison un [)eu plus loin. J'appris alors que des Indiens récollaient chaque année le miel , qu'on trouve abondamment dans cet endroit ; mais que pour en obtenir l'autorisation, ils devaient faire plusieurs offrandes au\ brames et se soumettre à certaines cérémonies religieuses.

Je ne pus visiter qu'une partie de la forteresse, parce qu'un pont de communication, détruit depuis plus de cent ans, ne nous permit pas de traver.ser un précipice affreux qui nous séparait d'une partie des bâtiments. Ce pont fut brillé, dit-on, par le roi Decing-Radjah , parent du fameux Typo-Saïb.

En revenant, je vis, sans pouvoir les tirer, plusieurs grosses chauves-souris, et comme je témoignais à mon guide le désir de m'en procurer quelques-unes, il me

DANS L'LNUl-:. Dl

conscillo d'y renoncer, parce que ces animaux sonl sa- crés; puis il ajouta qu'en passant près de Gyngy, j'en verrais bien davantage. Ennuyé d'élre ai-rèlé à chaf(ue instant par ces obstacles ridicules , nous étions à peu de distance d'une aidée, lorsque j'aperçus sur un arbre au moins quatre cents de ces animauv suspendus aux branches par les ongles. Le désir d'en tuer l'emporta sur la prudence, et, d'un coup de fusil tiré d'assez loin, j'en abattis quatre; mais toutes les autres parti- rent en faisant entendre des cris aigus. Beaucoup d'In- diens sortirent alors de leurs maisons, et, irrités do mon sacrilège, ils me poursuivirent en me lançant des pierres et m'accablant de reproches. Le parti le plus sage, après cette faute, était de prendre la fuite, et je n'eus pas même le temps de la réflexion. Je fus heureux d'en être quitte pour la peur : ils m'auraient lapidé, moi et les miens. Je me rappellerai long-temps cette promenade, et chaque fois que dans ma collection mes yeux tombaient sur les malheureuses victimes de mon audace, je ne pouvais m'empêcher de rire en songeant aux dangers que j'avais courus.

Les Indiens sont si superstitieux, qu'ils m'auraient tué pour venger la mort de quatre bêtes immondes.

Si , pendant mon séjour à Gyngy, je fus exposé à des tribulations de ce genre , on me rendit aussi des hon- neurs que je ne méritais pas. On me lit médecin malgré moi. Un des traqueurs que j'avais employés était depuis long-temps malade, et je crus reconnaître qu'il était atteint d'une lièvre intermittente très-fréquente dans ces parages. J'avais une petite provision de sulfate de qui- nine pour mon usage , je lui en lis prendre, et le Iroi-

92 SOUVENIRS D'UN VOYAGE

sièmejour il fut guéri ; cette cure miraculeuse fut bien- tôt connue de tous les habitants malades de l'aidée, qui vinrent me trouver à mon bivouac pour me consulter. Tous n'avaient pas la fièvre , mais tous voulaient être guéris, et, pour ne pas perdre de la considération que je m'étais si facilement acquise , j'épuisai toutes les res- sources de ma mémoire et toute ma pharmacie, et, dans la crainte d'avoir augmenté peut-être le mal do mes crédules clients, dont je redoutais plus les violen- ces que les reproches , par prudence je me disposai à lever le camp pour rentrer à Pondichéri.

C'est en faisant mes dispositions de départ que je me blessai à la main , ce qui me força à précipiter encore mon retour.

J'avais déchargé deux de mes fusils avant de les em- baller, je voulais en garder un troisième pour faire la route; mais j'avais pris le soin de placer du papier entre le marteau et les capsules , qui tenaient si fort que je n'avais pu les enlever des cheminées. Cette précaution prise, je voulus mettre ce même fusil dans son fourreau de cuir; il y entra facilement d'abord, de manière à faire arriver l'ouverture du fourreau jusque sur la batterie. Rencontrant alors de la dilficulté pour l'engager com- plètement, je voulus forcer sur les canons; mais, ne pouvant réussira mon gré, je retirai vivement le four- reau , qui , rencontrant un des chiens , lit partir le coup de gauche. Heureusement pour moi je ne me trouvais pas dans la direction de la charge, et je fus seulement blessé à la partie interne de la main droite. Pendant mon séjour à Gyngy des abeilles s'étaient engagées dans le fourreau de mon fusil , et y avaient construit un nid

DANS L'INDE. 93

qui en bouchait le diamètre , et formait l'obstacle à l'in- troduction du canon. Ma blessure, peu douloureuse sur le moment, ne laissa pas de m'inquiéter lors(jue le sang s'en échappa en grande aiiondance et par jets in- termittents , ce qui me lit reconnaître qu'une artère était ouverte. Je ne savais comment arrêter l'hémorrha- gie ; plusieurs moyens me furent conseillés par les In- diens, mais aucun ne réussit. J'imaginai de me faire serrer le bras par une ligature et de me couvrir la plaie de charbon réduit en poudre très-fine. Ce procédé n'ar- rêta pas complètement l'hémorrhagie; mais je perdis peu de sang à partir de ce moment. On me fit un lit sur mon chariot, et, après m'ètre arrangé le plus com- modément possible, je partis pour Pondichéri.

Un gonflement considérable se forma ; je savais que dans les plaies de ce genre et surtout dans une partie formée de tendons, de membranes et de tissus peu ex- tensibles, le tétanos pouvait se déclarer sous l'influence d'une température élevée; j'étais résigné à tout, et c'est alors que je me trouvai très-heureux de n'avoir pas blessé les susceptibilités de mes Indiens en tirant sur les abeilles du fort de Gyngy, car incontestablement ils auraient supposé que ma blessure était une punition que m'envoyait Schiva, et ils n'auraient pas osé me donner leurs soins ni m'aider dans mon malheur, dans la crainte de déplaire à Schiva en adoucissant la rigueur de sa vengeance.

J'arrivai à Pondichéri sans accident, mais non sans douleur; je reçus de suite les soins du docteur Trouette, chirurgien-major de la marine. Ma blessure fut trouvée grave; il la pansa, et, après six semaines de souffrances

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et plusieurs opérations nécessaires pour retirer les es- quilles, je fus assez bien pour commencer à sortir.

Je ne saurais reconnaître assez les bons soins que le docteur Trouette nie prodigua, et les attentions de mon ami Perrottet qui passa plusieurs nuits près de moi pour surveiller l'hémorrhagie qui reparaissait de temps à autre. C'est quand on se trouve isolé de sa famille qu'on apprécie à leur valeur les soins d'un ami, et qu'on peut juger de son affection.

La fièvre inflammatoire, qui ne m'avait pas quitté depuis le jour de mon accident, m'avait beaucoup affai- bli, les chaleurs augmentaient, et l'on me conseilla de quitter Pondicliéri pour aller passer le temps de ma convalescence dans un pays plus tempéré. Dans l'im- possibilité où je me trouvais de chasser ou de m'occu- per, je pris le parti de m'embarquer pour me rendre à l'île Bourbon, que j'avais eu à peine le temps de visi- ter, et que je voulais mieux connaître. Le docteur Trouette approuva mon projet, qui fut de suite mis à exécution.

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De Pondichéri à l'île Bourbon.

Je partis de Pondichéri le 14 avril 1836 , à bord de la corvelte de guerre r Isère, commandée par le capitaine Henri de La Blanchetais. Cette traversée n'offrit rien de particulier; chaque jour on faisait la manœuvre; le temps, trop calme pour notre marche, favorisait les exercices. A la hauteur de Ceyian , pendant qu'on fai- sait l'exercice à feu, un matelot tomba à la mer; mais il fut sauvé promplement, grâce à la bouée qu'on lui jeta.

Un bâtiment américain, faisant voile pour Calcutta, fut hélé par ordre de notre capitaine ; lors de notre dé- part de Pondichéri , on répandait quelques bruits de guerre entre la France et les États-Unis. Nous rencon- trâmes plusieurs navires anglais et français.

Enfin le 26 nous aperçûmes le feu du volcan de Bour- bon , et le lendemain nous mouillâmes en rade de Saint- Denis. Ce voyage m'avait fait le plus grand bien , et ma blessure ne me faisait plus souffrir ; je commençais à pouvoir me servir de ma main.

Disposé que j'étais à passer quelque temps dans l'île, je fis plusieurs excursions ; les premières , sans résul- tat pour mes collections , me firent connaître le pays, et contribuèrent promptement à me mettre en état de lecommencer ma vie nomade.

Je voulus faire le tour de l'île en suivant la côte. Parti

96 SOUVENIRS D'UN VOYAGE

de Saint-Denis, à cheval, et suivi d'un seul domesti- que , je fis un vrai pèlerinage en visitant presque tous les saints de Bourbon. Je me dirigeai d'abord sur Saint- Paul , petite ville qui possède le meilleur port de l'île ; de , sans perdre la cote de vue, j'arrivai à Saint-Gil- les, puis à Saint-Leu , l'on récolte d'excellent café. Je m'arrêtai un jour à Saint-Louis , et , en suivant les dunes et passant près de la magnifique plantation de cannes de M. Chabrier, qui n'était autrefois qu'un ma- rais inculte, je me rendis à Saint-Pierre, l'on a la plus belle vue possible des Salazes. Après avoir traversé le quartier Saint-Joseph , l'on cultive particulière- ment le riz , le giroflier et le muscadier, je parcourus la basse vallée et le Barril.

Je rencontrai alors un terrain immense, connu sous le nom de Yieux-Brûlé; et c'est pendant la nuit, à la faveur d'un beau clair de lune , que j'arrivai à peu de distance du volcan , dont nous aperçûmes parfaitement la fumée s'élevant en colonne , et le petit courant de lave qui descendait du cratère.

Nous avions traversé le Bois-Blanc, et reconnu le ter- rain couvert de lichen blanc nommé lichen vulcani. J'ar- rivai aux cascades , et le lendemain je me rendis à Sainte-Rose et à Saint-Benoît, et j'arrivai à Saint-Denis en traversant les quartiers Saint- André, Sainte-Suzanne et Sainte-Marie.

L'île Bourbon doit son origine à des éruptions vol- caniques. On remarque deux cratères principaux. Ce- lui du Gros-Morne, éteint depuis long-temps, est situé au nord, et celui du piton de Fournaise , encore en acti- vité , est au sud-est. Les laves qui s'échappent de ce

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dernier oui coiulamncà la stérililé la plus complète un immense terrain, que les habitants désignent sous le nom de Pays-Brùlé. Le centre de l'île est traversé dans tous les sens par une chaîne de montagnes escarpées qui divisent le pays en deu\ grantls districts naturels, connus sous les noms de partie du venl et partie sons le vent, sub- divisées en plusieurs quartiers. La superficie de l'île esl évaluée à i70,700 hectares; sa plus grande longueur du nord au sud a (jualor^e lieues, et sa circonférence a près de 48 lieues. Pendant prescpie toute l'année le sommet des plus hautes montagnes est couvert de neige. La route tracée autour de l'île et sur le bord de la mer est coiqîée par un grand nombre de petites rivières, guéa- bles le plus souvent , mais se transformant après la moindre pluie en torrents impétueux. La température est douce, uniforme; le climat est très-heureux, puis- qu'il passe pour le plus sain de l'univers. Malheureuse- ment ce beau pays se sent un peu du voisinage de l'île de France, et les ouragans y exercent aussi de grands ravages.

Les produits de l'île sont le sucre , le café , le cacao, le colon , le girofle , la muscade , la cannelle , le tabac, le riz, le maïs, le froment, les ignames, les patates, et les bois de teinture et d'ébénisterie. On dit que l'intro- duction du café à Bourbon date de 1718; c'est d'Arabie que furent tirés les premiers plants : ils se multiplièrent rapidement dans l'île. Mais , en 1806 , un violent oura- gan ayant bouleversé une partie des caféteries , on sub- stitua en beaucoup d'endroits à cette culture celle de la canne à sucre , qui a fait depuis lors des progrès si con- sidérables qutî la colonie a récolté jusqu'à 18 millions

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VS SOIVEMHS D'UN VOYAGF

(If kilogiamiiics de sucre, landis que la récolle du caCc

a rarement dé[)assé 050, 000 kilogrammes.

Celte colonie a commencé peu de temps après la dé- couverte de l'ile. Des Français révoltés , et qu'on exila, en furent les premiers colons ; mais la Compagnie des Indes y envoya des ouvriers sous la direction d'un chef habile, et Louis XIV leur expédia de France de jeunes orphelins qui se marièrent, et forma ainsi le noyau de la colonie. Elle s'accrut subitement en 4073 par l'arrivée des Français échappés au malheur du fort Dauphin à Madagascar. La population actuelle de l'ile est de 100,000 individus dont 30,000 colons libres, 3,000 cultivateurs indiens , et le reste esclaves.

La colonie est régie par les codes français, modifiés et mis en rapport avec ses besoins.

Après mon arrivée à Saint-Denis je commençai une collection des poissons de l'île, et je réussis à les pré- parer assez bien pour leur conserver leurs formes et leurs couleurs. Prenant goût à ce genre de travail, ma collection fut bientôt nond)reuse et m'attira les éloges de tous ceux qui la virent.

Je désirai beaucoup visiter une source thermale sul- fui euse très-fréquentée , qu'on trouve au pied de la montagne des Salazcs. Cette source, au dire de Vau- quelin, est d'une espèce rare et peut-être unique (1).

(I) On remarque dans les bouteilles bien bouchées qui la renferment un dépôt noir formé de sulfure de fer et d'un peu de matière animale. Le dépôt formé dans les bouteilles mal bouchées , donnant accès à l'air , est jaune-ochracé, composé d'hydrate de fer, de carbonate de chaux, d'un peu de silice et de matière animale. Cette dernière eau contient des traces d'acide sulfurique (|ue l'on n'obseive pas dans la première.

L'eau de Bourbon, indépendamment de l'acide hydrosulfurique, parait Cdntenir de l'acide carbonique a l'étal de coiubinaisou el à l'état de

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On liouNo oiKoiL' dans l'île une aulrc source, située au pied du pilon de Neige , dans la partie appelée la plaine dos lïllangs.

J'étais depuis six mois à Bourbon, et ma santé, par faitement rétablie, me permit de songer à faire un nouveau voyage : j'avais depuis long-temps l'intention d'aller au Bengale, et je lis mes dispositions pour prendre passage sur un navire partant pour Calcutta.

liberté; car l'eau de chaux y produit un précipité beaucoup plus consi- dérable que les carbonates alcalins.

Pour chercher à connaître comment le fer se trouvait déposé au fond des vases à l'état de sulfure de fer, l'auteur a fait les deux expériences synthétiques suivantes. De la limaille de fer fut mise dans un flacon rem|)li d'eau saturée d'acide hydrosulfurique et agitée pendant vingt- quatre heures; au bout de ce temps la liqueur séparée était incolore, elle n'était nullement affectée par l'infusion de noix de galle, et cepen- dant elle contient du fer, car elle noircit bientôt par le contact de l'air. Il fît dissoudre du fer dans de l'eau chargée d'acide carbonique, de manière qu'il restait beaucoup d'acide carbonique libre; il y ajouta une dissolution d'acide hydrosulfurique , et le mélange exposé a l'air noircit au bout de quelques heures. L'auteur, d'après ces expériences, explique l'état dans lequel se trouvait l'eau minérale à sa source, et les change- ments qu'elle a éprouvés dans les bouteilles elle a long-temps séjourné.

Il pense que le fer était primitivement dissous par l'acide carbonique, peut-être aussi par l'acide hydrosulfurique; qu'une grande partie, sur- tout du premier acide, s'étant dégagée à travers les pores du bouchon, l'acide hydrosulfurique s'est entièrement séparé du fer, et s'est précipité avec lui à l'état d'hydrosulfate de fer, plutôt qu'à l'état de sulfure de ce métal. Deux litres d'eau de Bourbon, soumis à l'évaporation , ont laissé un résidu qui a été en partie redissous par l'eau distillée : la portion insoluble pesait 190, .37; elle était formée de 0,19 parties de carbonate de chaux, de 14 parties de fer, de 24 parties de silice et d'une petite quantité de matière animale.

La portion dissoute par l'eau renfermait 1 grain 12 de carbonate de soude, mêlé d un peu de carbonate de potasse, et quelques atomes de silice.

L'eau de Bourbon fait exception à toutes les eaux minérales obser- vées jusqu'à présent. M. Pinac, qui a analysé celle de Bagnères-Adour, a pensé que le fer y était tenu en dissolution par l'intermède de l'hy- drogène sulfuré, mais sans le prouver par l'expérience. (H. Che.nu, Es- sai prniiqiw sur les eaux minérales, t. 111, p. 1.30.)

SOLVKMliS D'UN VOYAGE

De liourbon à Calcutta.

l'artis le 27 novcnibie sur la Thérence, capitaine Cail loi , nous relâchâmes à Maurice pendant deux jours, cl nous fîmes route sur Calcutta. Notre marche fut bonne, et la traversée n'offrit rien de particulier. Ce- pendant , arrivés à la hauteur de Sumatra , nous éprou- vâmes deux secousses violentes , comme si le navire touchait un bas-fond ; le capitaine n'en fut nullement inquiet , et nous expliqua que dans ces parages les trem- blements de terre se font sentir à de très-grandes di- stances en mer, et que ces secousses pouvaient aussi être dues à quelque volcan sous-marin.

Le 23 janvier nous étions au mouillage dans le Gange, devant Calcutta. Quelques jours après mon arrivée je fus invité par le docteur Wallich à passer quelque temps à sa maison, qui fait partie du Garden-Reach , dont il est le directeur.

Calcutta , aujourd'hui la brillante capitale du Bengale et de toutes les Indes orientales britanniques , et une des plus belles villes du monde, n'était, il y a un siè- cle, qu'un assemblage d'habitations mal construites, irrégulièrement distribuées au milieu d'un marais formé par les débordements du Gange, habitées cependant par une population nombreuse, et entourées d'un jon- gle inqjénétrable , et assez insalubre pour n'être abordé (jue parles maifaileurs et les bêtes féroces , auxquels il

DANS L'INDE. 101

servait de repaire. On donnait à celte espèce de village le nom de Govindpour. Calcutta a une étendue de six milles dans sa plus grande longueur ; cette ville pré- sente à l'arrivant un coup d'œil des plus animés , et elle est située sur le bras occidental de l'Hougley, qui n'est qu'un bras du Gange, mais qui , devant la ville, décrit une courbe , et s'arrondit en forme de vaste baie connue sous le nom de Garden-House, et peut recevoir les navi- res de la plus grande dimension.

Calcutta est la résidence du gouverneur général des Indes et le siège de la haute cour de justice, qui rend ses arrêts d'après la législation anglaise. Le nouvel hô- tel qu'habile le gouverneur a été construit, dit-on, par l'ordre du marquis de Wellesley , et il a coûté un million de livres sterling. Sa magnidcence extraordi- naire, le goût de sa distribution, la richesse des acces- soires le feraient prendre facilement pour une des mer- veilles des Mille et une Muits.

Devant Calcutta l'Hougley prend le nom de Garden- House, dit l'auteur de Vliide Pilloresque , parce qu'il est entouré de maisons de campagne élégantes se ren- dent chaque jour, après avoir terminé leurs affaires, les riches négociants de Calcutta. Le quartier de la ville résident les Européens offre un aspect remarquable, qu'il doit aux portiques spacieux et élevés qui décorent presque toutes les maisons, et qui, supportés par de nombreux pilastres , leur donnent quelque chose de la grandeur des monuments grecs. Pour les étrangers qui arrivent d'Euiope, les édilices sont d un effet inq^o- sanl à cause du style entièrement neuf de leurs con- structions, de leurs dimensions, et de la richesse de

102 SOUVENIRS D'UN VOYAGE

leurs ornenicnls d'architociure. On est frappé tle la sy- mélrie et de la simplicité de leurs proportions, quoique cette simplicité même fasse peut-être un contraste trop tranché avec les pompeuses façades et les nombreuses colonnes dont elles sont généralement décorées. L'ab- sence de cheminées est une singularité qui ne peut échapper à l'œil d'un Européen, qui associe à l'idée de grandeur que fait naître l'intérieur de ces bâtiments celle d'un manque de commodité intérieure qui s'accorde peu avec les idées que nous nous sommes faites des jouis- sances sociales. Les fenêtres sont grandes et ne sont pas garnies de vitres; mais elles sont toutes fermées par des stores destinés à donner accès à l'air sans laisser péné- trer trop de lumière. Le toit de toutes les maisons, sans exception, est en terrasse, et entouré d'une élégante balustrade. L'architecture , basée sur les principes de l'école italienne , est bien appropriée à la région des tro- piques, quoiqu'en plus d'une occasion le goût ait été sacridé à des caprices vulgaires. C'est ainsi que beau- coup de maisons ont deux frontons , comme si , par la raison qu'un seul de ces ornements produit un elfet agréable, il suffisait d'en doubler le nombre pour ac- croître dans la même proportion la Tnagnificence de l'édilice. Après le palais du gouverneur, le principal édifice est l'Hôtel de la Douane, bâtiment bas, mais spacieux, élégamment construit, et contenant des ma- gasins aussi vastes que commodes. Dans Choringhié, le quartier le plus à la mode de la ville , on voit une ran- gée de maisons magnifiques qui se succèdent comme une suite de palais , et réalisent presque les liclions bril- lantes conçues par l'imagination orientale. La plupart

DANS L'INDE. 103

sont révolues (le slue, et s'élèvent au milieu d'une grande eour bien ouverte et bien aérée. Rien n'est oublié de tout ce que le luxe le plus recherché peut inventer pour obviera la nature du climat et en rendre le séjour déli- cieux.

Si la ville européenne est à citer pour sa magnilicence, on ne peut en dire autant du quartier des indigènes : les maisons y sont d'un aspect misérable; les rues, étroites et sales , ne sont pas pavées ; les maisons les plus vastes ne sont guère autre chose que des espèces de ruches faites de torchis , se pressent des essaims d'une population hâve, indigente et à demi affamée. Les ma- ladies qui accompagnent constamment la pauvreté et les privations qu'elle entraine après elle, y exercent per- pétuellement leurs ravages, et des milliers de victimes succombent chaque année aux maux affreux qui s'ajou- tent ainsi aux tortures du besoin. On ne peut entrevoir le moindre avenir d'amélioration dans la position de ces êtres malheureux qui vivent agglomérés dans les fau- bourgs de cette immense métropole , et y croupissent dans une triste communauté de misères. Au temps le choléra régnait dans la ville , on dit que pendant plu- sieurs semaines sept cents individus périssaient journel- lement frappés de ce terrible fléau. Tous les plaisirs sem- blaient suspendus, et à peine s'écoulait-il une heure sans que les pleurs et les regrets donnés aux morts vins- sent rappeler aux vivants la désolation qui s'étendait autour d'eux.

Le nombre des habitants de Calcutta , tant indigènes qu'européens, est évalué à six cent mille.

J'eus beaucoup de plaisir à visiter l'hôtel-de-ville

104 SOliVENIRS U'IIN VOYAGE

{Town hall), l'hôtel des monnaies, le muséum de la Société asiatique, le collège de médecine {New Indian médical collège), le fort William , et particulièrement la bibliothèque, qui lenferme un grand nombre d'ouvra- ges indiens.

Invité aux soirées de lord Aukiand , gouverneur géné- ral, et à celles de Miss Edens, ses sœurs, je m'y rendis quelquefois. Les dames sont généralement vêtues avec plus de simplicité que de recherche.

Pendant mon séjour à Calcutta je fus assez heureux pour voir M. Gaudichaud, de l'Institut : ce botaniste, aussi éclairé qu'infatigable , était à bord de la Bonite, capitaine Vaillant, qui vint y faire relâche.

Après avoir bien visité le pays, j'allai m'étahlir au bord du lac Salé pour faire une collection de tous les poissons de ce lac et de ceux du Gange; j'étais encou- ragé dans ces recherches par les nombreuses décou- vertes qu'avait déjà faites le docteur Cantor.

Je fis pêcher presque tous les jours, et, après avoir réuni une collection nombreuse, j'offris mes doubles à la Société asiati<|ue de Calcutta, qui me lit écrire une lettre de remercîments très-flatteuse (1).

H) MEETING OF TUE ASIATIC SOCIETY.

The aïonlhly Mooting of the Asiatic Society last ni2;ht was uniisually crowded. The table was covered wilh a copious exhibition of stuffed Fish of the Sait Water Lake, forming part of the collection of M. Deles- scrt, a French naturalist, who has been denoting his attention tho that object since his arrivai a few months ago.

ASIATIC SOCIETY OF BENGAL. To WoNSiEin Delessekt.

Sir, I hâve on llie part of Ihi' Asiatic Socicfy . to expreaa to i/o» thi'ir lifsl

DANS L'IN'DE. 105

AprcVs nvoir l)icMi exploré les environs de CalcuUa, et rassenil)lc do nombreux individus de toutes les espè- ces, je les end)allai pour les expédier en Franco à la première occasion, et je me disposai à aller visiter un pays peu connu, les montagnes dos Noeigheries. En attendant un navire, je partis pour Chandernagor, établissement français, et je visitai avec intérêt Sorani- pore, ou Friedrichspagorc , qui, avec les îles Nicobar et Trampiebar à la côte de Coromandol, forme la tota- lité des établissements danois dans l'Inde.

Je voulus voir aussi Barrakpoore, maison de campagne du gouverneur. On y trouve un parc considéral»lo dans lequel on a établi une ménagerie. J'ai remarqué un assez grand nombre d'animaux, parmi lesquels je cite- rai des rhinocéros et des tigres. Un de ces derniers, venant du Népaul, était remarquable par la coloration fauve plus vif de son pelage. J'y vis des ours , des kanguroos, des antilopes, des hyènes, des chacals, des loutres et des loups, et un nombre considéral)le d'oi- seaux de toute espèce ; mais j'y trouvai surtout une riche collection de faisans.

thanks for the gratifyng exhibitim vhich you had Ihe complaisance to offert them at the Meeting of last night.

The collection tjou hâve made in to short a time is highiy creditalle to your industry and the manner in tvhich the spécimens are set up reflects equal crédit on your skill. Such an évidence if u-hat may be effected even in the immédiate neighbourhood of Calcutta is the best argument in favor of the success of your proposed Indian Muséum.

I hâve the honor to he, Sir, most obcdient servant.

J. PIÎINSEPS, secr. G''' july ISSÎ.

SOl'VEMRS DM N VOYAGK

}o>/(i(ie aux Mcelglierics.

Enfin, je partis sur lo navire le GaiUardnn, louclianl à Madras, nous arrivâmes le \" septembre. La fré- gate t Arlémise, capitaine Laplace, s'y trouvait mouil- lée; nous partîmes pour Pondichéii , je pré|)arai promptement tous les ol)jets nécessaires à mon expédi- tion dans les montagnes des Nee'gh.'ries.

Le 8 janvier je nie mis en route en palanquin, suivi d'un cliariol qui portait mes bagages , et d'un assez grand nombre d'Indiens pour résister aux all;i- ques imprévues. Je pris la route i\o Salem, passant par Yillenour. Après plusieurs jours de marcbe j'arri- vai à l'aidée de Valdaour, je lis fair- balte d'un jour pour permettre à mes gens et à mes bêles de prendre quelque repos. Le sol de cette partie ne diffère pas de celui de Pondichéri; mais on aperçoit dans le lointain les montagnes Bleues de Gyngy, qui se délacbent par- faitement des Gates de l'est. La température commen- çait à baisser considérablement. Je passai près des ai- dées de Yilseparam et de Tirouvanellore. On y voit une très-belle pagode dont la partie supérieure est occu- pée par un régiment de singes sauvages, logés et nourris par la superstition des brames. Arrivé à Ollendour, un de mes Indiens fut atteint du cboléra. Fort emljai'rassé de ce contre-tenqjs, et obligé encore de faire le méde- cin, je ne sus opposer à ses vomissements que des po- tions dans lesquelles je mettais jusqu'à (piaranle goul-

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DANS L'INUE. 107

les tlo laïKlaiiuiu, et je le fis frictionner vigoureusement pour lâcher de rétablir la transpiration ; des sinapisnics au\ pieds et aux mains rappelèrent la chaleur, et cet accident ne nous arrêta que fort peu de temps. Aussi- lùl (pie mon Indien se trouva mieux, je le lis placer sui' la voilure et nous pûmes continuer noire roule.

iNous eûmes à traverser un bois je tuai un nom- bre prodigieux d'oiseaux, des singes de plusieurs espè- ces et des lièvres qui servirent à noire dîner. Nous arrivâmes à China-Saleni le jour de Pongol, [)ren)ier de l'année des Tamouls.

Les aidées (pie nous fûmes obligés de traverser me parurent moins miséraljles que celles qui sont plus rapprochées de Pondichéri. Nous passâmes devant Alhour-Cotté, ancien fort en ruines, resle de l'ancienne puissance indienne.

Enlin, le 10 janvier, j'arrivai à Salem ; je m'établis au bengalovv, maison destinée aux voyageurs. Ces ben- galows, établis par le gouvernement anglais de di- slance en distance (dix ou douze milles), sont très- commodes. Ils se composent de deux chambres meu- blées, de pièces séparées pour les domestiques et d'écuries. On ne doit pas y demeurer plus de deux jours : la garde en est confiée à des invalides cypayes qui doivent fournir de l'eau seulement. Ils ont toujours à la disposition des voyageurs des volailles et diverses provisions qu'on est souvent enchanté de trouver. Les auberges gratuites nous font l'effet de contes en l'air dans notre France civilisée; quoi qu'il en soit, le premier arrivant peut en disposer complétemenl jus- (pi'au moment où, un second voyageur survenant, il

108 SOLiVI'MRS D'UN VOYAGK

est obligé de parlagor avec lui, et de lui eéder la place à la Ihi du second jour. Je lis à Salem plusieurs visites aux personnes pour lesquelles j'avais des re- commandations. M. Leschenault de La Tour, natura- liste du roi, a visité ce pays en 18 Ki, et la descrip- tion qu'il en fait est très-exacte.

« Salem est le chef-lieu d'une province ; il y a un col- lecteur anglais pour la perception des revenus, un juge, un résident conmiercial chargé des achats pour le compte de la Compagnie, et une petite garnison de cjpayes pour escorter les recettes à Madras et pour garder les prisonniers : il n'y a aucun autre Européen que ceux attachés au service de la Compagnie; ils sont au nombre de neuf à dix.

» Une chose très-remarquable c'est une grande forte- resse dont les murs ont environ quarante pieds d'éléva- tion ; elle a été bâtie par les souverains du pays. On as- sure qu'elle a plus de deux cents ans d'existence ; et quoiqu'elle soit entièrement construite en terre battue, elle n'est cependant que peu dégradée : la terre a acquis la dureté de la pierre.

» L'aisance dont jouissent les habitants de Salem se fait remarquer dans toutes les habitudes de la vie : on y est mieux vêtu et mieux loge qu'ailleurs. La ville est mieux bâtie et d'une grande propreté; mais les habitants sont tourmentés par un lléau qui paraît d'abord ritli- culc dans sa cause : ce sont les singes (semblables à ceux dont j'ai parlé plus haut). Us se multiplient d'au- tant plus que le meurtre d'un de ces animaux est re- gardé comme une action sacrilège; les maisons en sont couvertes, et, malgré la précaution <pie l'on a de gar-

DANS L'JNDlv 109

nir les loits ilY-pinos , ces animaux, dirigés par l'in- slinet do deslruelion qui les anime, parviennent à arracher les tuiles. Ce qui les excite encore à ce désor- dre c'est que souvent un Indieu ira pendant la nuit répandre sur le toit d'une personne dont il est l'ennemi , quelques poignées de grains; le lendemain matin, les singes accourent, écartent avec adresse les épines, et arrachent les tuiles pour s'emparer des grains <|ui ont glissé entre les jointures : le malheureux propriétaire témoin de ce dommage jette des cris, lance des pierres pour épouvanter les singes, qui sont aguerris à ces sor- tes d'attaques, et linit par se consoler, surtout s'il croit reconnaître le coupable, dans l'espoir de lui procurer bientôt une pareille visite.

» Les singes exercent encore leurs rapines dans l'inté- rieur des maisons lors(ju'on ne les tient pas bien fer- mées, et dans les bazars; à la moindre inattention des vendeurs, ils enlèvent grains, fruits et légumes avec une adresse et une elfronteric presque incroyables. Si les Indiens n'étaient pas retenus par leurs superstitions religieuses , ils se déliarrasseraient facilement de ces hôtes incommodes, qui ne s'avisent jamais d'approcher des maisons et des jardins des Européens, ils se- raient reçus à coups de fusil.

» Ces singes sont de l'espèce nommée bonnet chinois ( cercopilhecus faunus ). J'ai remarqué , mais sans avoir pu m'assurer si les retours étaient périodiques , que quelques femelles avaient la face aussi rouge que si elle eût été frottée de carmin; j'ai cru cependant m'aperce- voir qu'elles étaient dans cet état pendant le temps de la gestation.

110 SOIVEMRS D'LN VOYAGE

" La température est Irùs-chaudc pendant le joui'; mais les nuits sont fraîches, et il faut se garantir a\ec soin. Le pays étant entouré do montagnes , le vent, de (juel- que côté qu'il vienne, est toujours vif; il occasionne des suppressions de transpiration qui sont suivies de liè- vres et de catarrhes. Les étrangers surtout sont souvent atta(jués d'une fièvre que l'on nomme fièiire de Salem : elle n'est pas forte , et n'a que tleux ou trois accès ; mais, ce <|u'il y a de particulier dans cette maladie , c'est que les accès reviennent cha(|ue mois , et que l'on se débarrasse dilficilement de leur retour périodique, même en quittant le pays.

» Le sol est assez fertile; c'est une sorte d'argile rou- geâtre mêlée de sable, qui repose dans quelques en- droits sur des rochers schistoïdes : il y a peu de rivières. On cultive davantage les menus grains, principalement ïholcus sorgho ; on cultive encore le cotonnier annuel, dont le produit est employé à la fabrication des toiles , et la canne, dont on retire un sucre grossier.

» Le nerium linclorium ( laurier-rose des teinturiers) croît naturellement dans les bois des environs ; avec la feuille de cet arbre on fabri(pie une espèce d'indigo d'une qualité médiocre, qui sert exclusivement à tein- dre les toiles dans le pays : hors de ce n'est point un objet de commerce.

» Les roches qui constituent les montagnes des envi- rons de Salem sont granitiques ou de gneiss , elles con- tiennent beaucoup de grenats et d'amphibole; le fer y abonde. A environ deux lieues au S.-S.-O. , dans la montagne de Kanliamale , il y a une mine de fer sa- blonneuse, que l'on ramasse dans les ravines; le fer

DANS L'INUE. 111

(|ui on i)iovi('nl donne un excellent acier. Pour conver- tir le fer en acier, les ouvriers indiens le mettent par petites masses d'environ une livre dans un creuset en terre glaise ; la cémentation se fait en entourant le mé- tal avec les trois septièmes de son poids do poudre de l'écorce sécliée du cassia auriculala ; on y ajoute (luel- (|ucs feuilles vertes de Vasclepias giganlea, ou du ja- Iropha citrcas ; on Iule le creuset, puis on réchauffe avec du charbon do hois alin d'opérer la fusion. «

IV'ndant la route et à toutes mes haltes, je me pro- curai beaucoup d'échantillons de minéraux. Le pays est trés-riche et très-curieux ; je no saurais en donner une idée plus exacte (pi'on faisant connaître le lapport qui a été fait sur mes collections minéralogiques à la SQciélé géologique de Franco, dans sa séance du 20 avril 1810.

M. Boue offrit do ma part des échantillons de la chaîne dos Noolgheries, à l'O. de Pondichéri , et des environs de Bombay ; il donna ensuite lecture des notes suivan- tes, extraites de divers recueils scientifiques de l'Inde :

« M. John Mac-Clelland a donné une note sur la partie de l'Assam croît le thé. Entre le Gange et le Brama- putra on observe à Jumalpore un district élevé qui of- fre du bois fossile. Près du Bramaputra le sol laisse voir de l'argile jaune et rouge appelée kanka. Près des monts Kossiah la plaine marécageuse est parsemée de petites éminencos, restes d'un ancien talus de ces montagnes. La pente de ces montagnes offre trois étages, le premier s'élevant à d,500 pieds, le second formant des escarpe- ments, et le troisième des sommets. Au haut du pre- mier étage il y a un banc do cofpiilios marines l'an-

112 SOUVENIRS D'UiN VOYAGE

leur a découvert 25 espèces identi(jues suivant lui avec celles du bassin de Paris; à dix milles plus à l'O., à la même hauteur, les coquilles sont groupées par familles. Les couches sont sableuses et çà et ferrugineuses. Les montagnes au nord de la vallée sont composées de por- phyre, de calcaire grenu , de serpentine, de granité et de talcscliiste; tandis que des grès tertiaires, du calcaire coquillier et de la lignite forment le groupe des hauteurs au sud, avec des gneiss, des diorites et des siénites. La vallée d'Assam est donc placée entre deux systèmes différents. Dans le bas elle n'a que vingt milles anglais de largeur, mais dans le haut elle a cinquante milles.

» A Govahatti les monls Mekeer sont composés de gneiss, et à Goalpara d'amphii)olite. AAoagong il y a des lalcschistes à nodules de (juarz avec un îlot de granité.

» L'Assam supérieur est un bassin alluvial traversé par quatre grandes branches du Bramaputra, le Dihong, le Dibong, le Bramapulra et le Subang-Shieree. Le dépôt le plus inférieur du sol est une argile jaune- rouge qui est sous les alluvions, composées de bas en haut d'ar- gile fine, d'argile sableuse à cailloux, de sable et de gravier. Sur le Noa-Dihing il y a des couches de sable contenant des conifères à trois cents pieds sur la vallée et du même genre que ceux charriés par les rivières Ellishme et Abor.

» L'auteur s'occupe ensuite des divers sols sur lesquels croît le thé, en particulier à Cuju; il en donne des ana- lyses, et une liste des animaux de l'Assam.

» M. le docteur Spiisbm-y a décrit dans \q Journal asia- tique du Bengale, n" 66, un nouveau gisement d'osse- ments fossiles d'éléphants sur les hauteurs près de Ja-

DANS L'INDE. 113

balpour dans la vallée de Nerboudda, ainsi qu'à Sa- gaiini; ils étaient accompagnés d'une tète de Itullle.

» M. le docteur Benza a décrit (Journal de Madras , 1830) les Neelgheries, qui sont un groupe de montagnes atteignant 7,000 pieds et placé entre les rivières de Bo- vany et deMojar, Danikam-Cottah , Goodaloor, le défilé de Koondah et Soondepettah, à la rencontre méiidionale des deux chaînes qui bordent les deux côtes de la pé- ninsule de rindostan. D'après MM. Adolphe Delessert et Perrottet cette espèce de plate-forme quadrangulaire rugueuse est aussi remarqual)!e pour la géologie que pour la botanique quelquefois semi-européenne, et le type particulier des habitants, dont les figures se rap- prochent plus de celles des Romains que de celles des Indous; ils parlent aussi un langage différent de celui de rindostan.

» Cette chaîne n'est composée que de roches anciennes, telles que des gneiss granitoïdes , avec quelques îlots de granités (monts Koondah, Coonoor , le voisinage du pic de Kudiakaa), des pegmatites (monts Koondah), beaucoup de granités siénitiques (entre Kotaglierry , la vallée d'Orange et Coonoor, entre Ootacamund, Py- karra et Bungalov ) et des amphibolites schisteuses en énormes amas (sur les affluents supérieurs de la rivière de Pykarra , sur celles de Cull-Aur , à Bungalov , To- vany et Billicoul ). Au milieu de ces roches il y a des gîtes en amas de grenat colophonite , entre Nunjanaud et Bungalov, d'essonile au nord-ouest d'Ootacamund , de fer oxydulé (Kotaglierry) et de fer titan ifère, au sud-est d'Ootacamund. Des filons de basalte s'y rencon- trent surtout près d'Ootacamund, ainsi qu'entre celte

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ll/i SOUVENIRS D'UN VOYAGE

ville el Pjkarra. La presque tolalilé du pîaloau est cou- verte d'une lerre sniectique, blanche, rougeàlre ou griso, appelée par l'auleur terre de iilhomarge, qui parait rentrer dans ces dépôts d'alluvions, que les géologues de l'Inde appellent latérite. On y trouve de la terre d'ombre près d'Ootacannind et beaucoup de fer héma- tite. Ce minerai y abonde surtout à l'ouest d'Oolaca- mund , entre cette ville et Nunjanaud, ainsi que dans un point au nord-noid-est des monts Koondah.

>' M. Robert Cole a donné la description la plus com- plète du latérite (Journal de Madras, 1836), en résu- mant tout ce qu'on avait dit à cet égard depuis Bucha- nan jusqu'à M. Benza. Il a cherché à réfuter l'idée de M. Conybeare , que ce n'était qu'une argile ferrugineuse associée à la formation trappéenne si abondante dans le centre de l'Indostan.

» M. Buchanan, dans son Voyage de Madras à travers le Mysore, le Canara et le Malabar, décrit ce dépôt comme une argile souvent poreuse à minerais de fer et dépourvue de restes organiques et de végétaux. A Jajpar, sur les bords du Virbhum et à Mursliedabad , c'est une argile qu'on peut couper avec un canif, qui durcit quelquefois et qui est bréchoïtie à cause des nodules ferrugineux. M. Babington {Tr. Geol. Soc, t. ^, part. 2) a décrit le même dépôt entre TelHcherry et Madras , comme une alluvion des montagnes des Gates , compo- sée de débris décomposés de roches ancieinies telles que le gneiss, l'amphibolite. M. Voysey (J. of the As. Soc., août 1833 , p. 400 ) décrivant les trapps au nord-ouest de Hyderabad, ne parle que de roches trappéennes fer- rugineuses appelées ù'onclay pur les Anglais, et signale

DANS L'INDE. 115

le passage de la wacke à ces dernières. M. Calder, d'un autre eùté, donne le nom de latérite à un dépôt d'ar- gile ferrugineuse qui, suivant lui , succède au trapp au nord de Bankot et s'étend jusque dans l'ile de Ceyian. Le docteur Voysey paraît avoir attribué les couches superlicielles de latérite à des éruptions boueuses en connexion avec celles des basaltes et des Irapps.

» MM. Turnbull Christie [Edinb. phiLJourn.,yo\. 15) et Everest (Glean. in se, mai 1831, p. 130) ont reconnu dans le latérite une structure agrégée d alluvion. MM. Benza et Malcolinson sont du même avis et croient que le latérite est surtout au lavage des roclies gra- nitiques, siénitiqucs et primitives décomposées, comme le prouve leur nature et les fragments de (|uartz à d'au- tres portions de leurs éléments.

» M. Cole a pris la même opinion en examinant le la- térite qui couvre cinquante milles carrés sur les hau- teurs appelées /?ed/n7/s , à 8 milles au nord-ouest de Madras. Ce sont de véritables couches irrégulières d'ag- glomérat à pâte argileuse ou de feldspath passé à l'état de lithomarge. Elles passent aussi bien à des espèces de grès qu'à des masses argileuses sans division de stratili- cation. On y remarque des fragments de quartz et de grès siliceux, outre d'innombrables géodes et morceaux fragmentaires de fer ocreux rouge et brun. Ailleurs il y signale des cailloux de granité, de siénite et de dio- rite. Il paraît donc évident que le latérite n'est qu'une alluvion ancienne sans fossiles ou détritus des monta- gnes anciennes , surtout de celles composées de roches feldspalhiques massives, ce qui n'exclut pas qu'on puisse avoir raison de vouloir lier sa formation à des torrents

IKi SOLVEN[RS D'UN VOYAGE

d'eau qui ont pu laver la surface d'une bonne partie de l'Indostan, fors de la sortie de ces énormes éruptions Irappéennes. Ce fait serait analogue à celui des alluvions répandues autour du Vésuve, produites par suite des pluies acconipagnanl ou suivant les éruptions. ■■

Pendant mon séjour à Salem je fis une excursion sur la montagne de Schewroy-Hills, suivi de deux guides et de mes Indiens. Arrivés à 4,000 pieds d'élévation, nous finies halte, et je trouvai le climat d'Europe ainsi qu'une grande partie de ses végétaux. On y voit de beaux jardins l'on cultive avec succès les fruits et les légumes de France. Je voulais y passer quelques jours pour pouvoir chasser; mais après le troisième jour je fus obligé de revenir parce que je perdis subi- tement plusieurs de mes Indiens, qui succombèrent en peu d'heures au choléra malgré les soins que je pus prendre d'eux. En rentrant à Salem, je ne fus pas peu surpris de trouver à l'hôpital la moitié des Indiens de ma troupe que j'y avais laissés. Heureusement ils fu- rent promptement rétablis; et je me mis en route pour les Neelgheries, j'arrivai après quelques jours de marche en passant par MadepoUam. Je m'étais arrêté pour chasser dans le bois qui borde la route d'Ootaca- mund. Ce bois est entouré d'un jongle de bambous dans une étendue de plusieurs milles. J'y tuai beaucoup d'oiseaux et de mammifères (1); c'est aussi dans ce

{\) Edulius puellus , Oriolus melanocephalus , Clauropsis aurifrons et ilerops, plusieurs pies nouveaux, des huppes, des coqs de bois, quelques polyplectrons, des cerfs nommés Cadembé en tamoul, des singes blancs , des singes des pagodes, le cerf-souris [Cervus minutus), le Sciurus ma- labariciis, plusieurs ours des Gates {Ursus iiu'llivunif), des chèvres sau- vages (Catté adé), des sangliers qui sont très-friands du fruit du Mtjr-

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bois (jue je tuai un gauri ou bœuf sauvage : pour ai ri- ver jusqu'à lui j'ai été obligé de me traîner à plat ven- tre dans les herbes et les épines, avançant alternative- ment mon corps et mon fusil. Cette marche peu avantageuse et très-fatigante dura une demi-heure; enfin, j'arrivai au but de mes désirs : c'était un petit buisson qui pouvait masquer les mouvements que je devais faire pour me relever. Toutes ces précautions étaient indispensables parce que je ne connais pas d'animal plus sauvage que ces bœufs; les yeux et les oreilles toujours au guet, le moindre bruit les fait fuir. Après m'ètre relevé sans bruit et lentement, j'étais à cinquante pas des bœufs; j'osais à peine respirer, j'é- tais tout couvert de sueur. Je pris le temps de les bien examiner et de choisir celui que je voulais tirer. Après un quart d'heure d'attente, je me décidai à viser celui qui se trouvant le plus près de moi m'offrait le mieux aussi son poitrail. Je tirai mes deux coups l'un après l'autre, et, au milieu du tumulte occasionné par le dé- part de la troupe, je vis avec le plus grand plaisir ma victime tomber et se relever plusieurs fois sans pouvoir se tenir sur ses jambes. Un instant je regrettai de n'a- voir pas un second fusil; mais je rechargeai prompte- ment, sans perdre mon bœuf de vue, et, sortant de ma cachette, j'allai droit à lui : il fit encore quelques efforts pour se dresser, et, par prudence, je lui envoyai à quinze pas une balle qui lui traversa le flanc, réser- vant mon second coup pour le lui tirer à bout portant

tus candescens, des chacals, des porcs-épics, des mangoustes, des chats sauvages, un tigre et deux léopards.

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si cela devenait nécessaire. Arrivé près de lui, il vivait encore; mais je le vis bientôt mourir : je courus aussitôt chercher mes Indiens, qui le dépouillèrent de suite. Nous prîmes les meilleurs quartiers de vianch; pour notre diner et je lis traîner le reste à vingt pas du buisson qui m'avait servi de cachette, espérant pou- voir m'y placer encore pour attendre quelque bête fauve à l'affût; mais le lendemain je ne trouvai plus que les débris épars du squelette. Je partis pour Kotagherry, je devais rester quelque temps; j'y formai un petit jardin pour avoir des légumes. J'avais quelques semen- ces qu'on m'avait conseillé d'emporter, et en peu de temps j'eus le plaisir de voir mon jardin en fleurs. Je restai sept mois à Kotagherry, et j'y Us d'aussi belles chasses qu'à Ootacamund ; j'y tuai deux autres bœufs et plusieurs ours des Gates. Je fis alors une expédition à Tullamalay, et à mon retour je pus manger des petits pois de mon jardin.

Tous les jours je chassais, el, pour me reposer, je cherchais des insectes et des plantes. Un soir que je m'étais éloigné plus que de coutume, je fus surpris par la nuit à une très-grande distance de mon camp; et je fus obligé de me résigner à coucher à la belle étoile, ce qui n'amusa pas trop mes gens. Nous nous installâmes comme nous pi!mies, et je fis allumer un bon feu pour éloigner les tigres; mais vers le milieu de la nuit nous fûmes surpris par un orage violent qui éteignit notre feu et nous mouilla jusqu'aux os. Nous n'avions rien à manger, et ma petite provision de rhum était même épuisée. La pluie ne cessa pas de la jouiiiée du lende- main, ce qui n(^ nous avait pas empêchés (1(> nous mettre

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on route; et nous arrivâmes au camp vers midi, clans le jthis triste état (|u'on puisse imaginer : nous étions très- latigués, et cependant je ne pouvais laisser ce que j'avais tué la veille. Un jour de repos lit promptement oublier cette aventure. Parmi les animaux que j'aurais perdus si j'avais cédé à la fatigue en les abandonnant se trouvent plusieurs espèces nouvelles de mammifères et d'oiseaux que MM. de La Fresnaye et Gcrvais ont bien voulu décrire.

Je quittai Kotaghcrry pour aller m'établir à Ootaca- mund, parce que je me sentais Irès-faible; j'avais eu plusieurs fois la lièvre en séjournant dans les bois. Tous mes Indiens en avaient assez; et moi-même, n'en pouvant plus, je dus aller, dès mon arrivée, consulter le docteur Birch, en le priant de me donner des soins qui furent si etïicaces qu'en peu de jours je me trouvai rétabli.

« Les montagnes des Neelgheries, dit M. Lesche- nault, sont situées au N.-N.-O. de Coimbatore; leur longueur E. et 0. est d'environ quatorze lieues, et leur largeur N. et S. varie de cinq à neuf lieues. Je suis resté vingt jours sur leur sommet, et je les ai parcou- rues dans différentes directions : elles sont fort élevées, mais aucune observation n'a encore fixé leur hauteur; on ne peut en juger que par la température, qui, dans la saison la plus froide ( les mois de décembre et de janvier ) , fait descendre le mercure pendant la nuit au - dessous du degré de congélation , température bien froide pour le onzième degré de latitude sont situées ces montagnes. Pendant le mois de mai, épo(|ue de mon voyage , le thermomètre de Réau-

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mur a varié du onzième au dix-neuvième degré de

chaleur.

» La penle des montagnes, du côté de Coimbatorc, est fort escarpée : les sentiers étroits pratiqués pour les communications entre les habitants de la plaine et ceux des montagnes , sont très-rapides ; ils ont été tracés par les indigènes, qui, ne portant aucune chaussure, gravissent avec facilité les escarpements les plus roidcs. Ces sentiers montent directement sans presque aucune sinuosité (1), souvent ils forment avec l'horizon un an- gle de plus de 45 degrés et rarement au-dessous de 30; ils sont en outre embarrassés de grosses roches, qu'il faut quelquefois gravir en s'aidant avec les mains. On se fera dillicilement une idée de la fatigue que l'on éprouve pour parvenir jusqu'au premier sommet; je mis deux heures et demie pour y arriver, quoi<iue la distance ne soit pas d'une lieue à partir du bas des montagnes. On trouve ensuite alternativement des des- centes et des montées , toutes fort rapides , pendant deux à trois lieues, qu'il faut parcourir jusqu'au pre- mier village. La diUiculté des chemins est la cause que jusqu'à présent les Européens n'avaient qu'une connais- sance fort imparfaite de ces contrées élevées et de leurs habitants (2). Il y a dans cette route, au milieu des fo- rêts, une grande quantité de tigres, d'hyènes, d'ours, et beaucoup d'éléphants au pied des montagnes.

(1) Depuis cette époque on a considérablement amélioré les chemins qui conduisent aux montagnes de Neelgheries.

(2) Depuis l'époque j'ai visité ces montagnes elles sont bien mieux connues; on y a formé, à cause de leur salubrité, des établissements de santé, plusieurs Anglais de la péninsule viennent chaque année pas- ser la saison la plus chaude.

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Le soin mol dos inonUignos clos INoelgliorios ollro un aspoot varié ol ti'os-piUoi'os(|Uo; In surface ost composée de plusieurs monticules plus ou moins arrondis ou es- carpés ; ils sont séparés par des vallons, au fond des- ([uels coulent presque toujours des ruisseaux d'une eau limpide et murmurante; avec un peu d'industrie, on pourrait établir de fort bonnes prairies dans plusieurs endroits de ces riches vallées. Les flancs des montagnes présentent tantôt des champs cultivés , tantôt des bou- <|uets de bois presque impénétrables, à cause des lianes et des arbustes épineux que fait naître abondamment une vigoureuse végétation , et qui enlacent des arbres quehjuefois énormes. C'est à regret i[ue je suis obligé de dire que ces boscjuets sont dangereux , car ils ser- vent souvent de retraite aux tigres, aux ours et aux chiens sauvages, (|ui sont communs dans ces montagnes. «Les habitants sont pou nombreux; ils paraissent fort doux, ils mènent une vie heureuse et indépen- dante. Ils sont divisés en trois tribus : les Burgers, les Collers elles Totewas y les derniers , qui habitent les ré- gions les plus élevées, sont regardés comme les habi- tants primitifs : ils ne sont que pasteurs, ils possèdent de nombreux troupeaux de buflles. Les deux autres tri- bus cultivent la terre ou exercent des métiers utiles, tels que ceux de forgeron, de charpentier, etc., etc. Les To Uevas oifrent dans leurs usages une coutume très- extraordinaire, et qui est bien on opposition avec les mœurs orientales; c'est la pluralité légale demaris(l):

(I) .l'ai depuis observé la iiièine coutiiiiie dans rinléiii'ur de l'ilc de r.eyian.

1()

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ordiiiaircineiil les frères n'ont entre eu\ qu'une seule femme qui accorile sesra>eurs selon son gré. Outre ses maris, une femme peut avoir encore un amant dont les droits sont incontestés par les bénévoles époux. Cette race est généralemenl fort belle poui' les formes et pour les traits.

« Les villages p!acés sur le sommet des monticules sont composés d'une petile (piantilé de cabanes peu élevées et d'une apparence misérable; mais elles sont solide- ment construites en bois, en lerie glaise, et couvertes de chaume. Celles des Tollevas sont entièrement en bois ; il n'y a d'autre ouverture (ju'une porte si basse, qu'il faut s'y glisser à plat ventre pour pouvoir y entrer.

» Les chanqis entourent ordinairement les habita- tions; il n'y a d'autre bétail que des bœufs et des buf- fles, (pie l'on renferme pendant la nuit dans des i»arcs circulaires en pierre surmontés d'une haie sèche ou vive, fort élevée, pour les mettre à l'abri de^ bêtes fé- roces. Le terrain est rougeàtre ou noirâtre, meuble, profond et très-fertile. Les plantes cultivées sont le blé, l'orge, les lentilles, le paspale froment, la cretelle à épis larges , plusieurs espèces de millet, le pois chiche , une autre espèce de pois noir, la moutarde, le pavot qui fournit l'opium, l'ail, les oignons, etc. L'air y est pur et fortiliant, la lenq)érature fraîche et agréable.

» La botanique olfrc le plus grand intérêt sur les mon- tagnes des Neelgheries par la différence qui existe entre les plantes de celte contrée et celles de la plaine ; on y trouve un très-grand nombi-e de geiu'es analogues à ceux d'Europe : tels sont les vacciniuin , rliododendrum , fnifjaria , rithns , aiiemove , balsamina , géranium, mes-

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pilus , planldfjo , rosa , salix , herheris , ck-. Celle sinii^ liluilc iiicli<|iu> ([lie les plantes uliles (rKnropo s'y accli- inaleiaicnl parfailemenl Itien. »

La richesse végétale de ces inonlagnes devait attirer mon attention; cependant cette partie de l'histoire na- (urelle ne pouvait être pour moi (pi'un objet tout à fait secondaire et comme accessoire, ne ni'étant jamais occupé que très- supi'rliciellcment de cette science. iVun autre côté, je savais (|uc M. Perroltet, mon compagnon de voyage, s'y livrait exchisivement et avec beaucoup d ardeur. Je no me suis donc adonné avec quel- que soin à la recherche des plantes que dans les contrées j'ai voyagé seul, telles, par exemple, que Puln-Pi- nang, Mulacca, Batavia, etc. J'ai rapporté de ces divers endroits, notamment de Pulo-Pinang, un grand nombre d'échantillons des nombreux végétaux que j'ai rencon- trés, parmi lesquels se trouvaient, d'après le rapport des botanistes qui les ont visités, une foule de piaules rares, nouvelles ou peu connues. L'une d'elles (rubia- cée ) a été trouvée assez intéressante [)our être décrite dans le troisième volume des Icônes seleclœ phiiUaruni de mon oncle Benjamin Delcssert (voyez la planche 81, etc. ). C'est VUncaria scleroplnjlla de Hoxburgh, dont aucun échantillon n' existait encore dans les herbiers d'Europe. Je me suis trouvé ainsi à portée d'enrichir l'herbier de mon oncle d'un grand nombre d'espèces qu'il ne possédait point encore, ce qui m'a fait d'autant plus de plaisir que je dois à l'amitié et à la bienveillance de cet excellent oncle l'entreprise et le succès de mon voyage. Je voudrais pouvoir lui témoigner ici toute la gratitude dont mon cœur esl |>én(''lr(''.

\-2f\ SOUVENIRS D'UN VOYAGE

JV'piouve lo regret de ne pouvoir donner le calalo- gue de ces plantes intéressantes, dont la plupart n'ont point encore de nom; mais je citerai les diverses con- trées où je les ai recueillies. Ainsi, à celles déjà indi- (juées j'ajouterai les suivantes : Montagnes-Bleues ou Neelglieries, les environs de Pondichéri, Gyngy (mon tagnes de ), Bourbon , etc. La cryptogamie que j'ai rapportée de ce dernier pays a été vivement appréciée par M. le docteur Montagne, qui y a trouvé un grand nombre d'objets nouveaux et tout à fait inédits jusqu'à ce jour, principalement parmi les Jongermons et les (bugères.

Outre les plantes sèches dont je viens de parler, j'ai encore rapporté une collection de fruits et de graines d'arbres de toute sorte; laquelle a fait d'autant plus de plaisir à mon oncle que la plupart des objets dont elle se conqjose ne se trouvaient point parmi ceux qui font partie de son riche cabinet carpologique :

Les montagnes des Neelgheries forment un énorme massif extrêmement accidenté, coupé de ravins, de val- lées marécageuses , de précipices ou gorges profondes, qui , suivant leur étendue ou leur direction, présentent une végétation entièrement différente de celle des pla- teaux qui les environnent. La surface de ces plateaux est singulièrement ondulée, et se compose en général d'une suite de monticules ou de mamelons arrondis dont quelques-uns ont une hauteur de plus de 8,000 pieds au-dessus du niveau de la mer.

La plupart de ces mamelons sont complètement dé- pourvus de végétation arborescente; une herbe Une el loutTue , d'un \erl pà!e, les recouvre en tolalilé, cl leur

DANS i;i.M)K. 12")

donne iiiio |>liysionomi(MTniarqual)lo el loulc pailicu- lière. De loin en loin seulement on apereoit quelques bouquets d'arbres d'une étendue variable, mais généra- lement peu élevés. C'est dans les gorges et dans les ra- vins dont nous avons parlé tout à l'heure, et qui doivent leur origine aux chutes d'eau ou aux torrents qui se précipitent des plateaux supérieurs , (pie l'on voit s'éle- ver une végétation vigoureuse et aiborescente , contras- tant, par sa force et les espèces qui la composent, avec celle des mamelons du plateau.

Qu'on se (igure l'étonnenient du botaniste européen s'élevant des plaines de l'Inde sur la chaîne des Neelghe- ries, à la vue de la végétation qui vient frapper ses